La réflexion sur l’enseignement de l’oral et ses ambigüités : un analyseur pour la didactique du français langue maternelle ?

Par Élisabeth NONNON
Publication en ligne le 17 septembre 2018

Texte intégral

1Travailler la question de l’oral confronte à des interrogations sur le statut des savoirs de la didactique du français qui valent aussi pour ses autres domaines d’investigation, mais dont la réflexion sur l’oral est un révélateur. Elles se posent au niveau de la discipline scolaire (le travail à mener et mené effectivement en classe sur l’oral, les formes de rationalisation permettant de mieux le conduire), de la discipline de formation (quelles compétences contribuer à développer chez des enseignants relativement à l’exercice de la parole en classe ? quelles modalités de travail sur cet objet ?), de la discipline académique (quelles connaissances la didactique peut-elle élaborer sur les pratiques orales de façon spécifique par rapport à d’autres perspectives d’étude de l’oral, du fait de son attention aux phénomènes d’enseignement et d’appren­tissage ?), et des relations entre ces trois niveaux, que la question de l’oral éclaire de manière particulière.

1. L’ancrage des discours didactiques dans une polyphonie de discours normatifs, et la nécessité de réfléchir sur leurs propres conditions d’émergence

2En préalable, cela pose des questions sur ce qui fait qu’un problème devient objet d’attention, se stabilise et se légitime dans le champ didactique.

3La conjoncture actuelle de forte pression institutionnelle sur les questions d’oral, la demande sociale et politique faite à l’école (donc aux didacticiens) en termes de maitrise des langages montrent bien la complexité des déterminations à l’intérieur desquelles la didactique élabore ses objets de réflexion. Dans l’effet d’urgence qu’elle produit, cette demande fait écho, interfère, entre en tension avec la pression de besoins internes à l’enseignement et celle du réservoir de travaux accumulés dans des champs académiques un peu en marge des circuits officiels (l’analyse conversationnelle notamment), qui n’ont trouvé jusqu’ici que peu de débouchés dans la transposition didactique — d’où la possibilité de nouveaux territoires pour les didacticiens « savants ». Ce contexte oblige la didactique à situer ses propres discours à l’intérieur d’une formation discursive où les « sciences de référence » académiques (celles qui seraient à mobiliser pour penser l’oral en classe sont particulièrement nombreuses) ne constituent qu’une partie des discours circulant sur la question, et à se positionner par rapport à des questions, des références, des propositions venues de cadres divers (sens commun, logiques pratiques, élaborations normatives de bricolages du terrain) et d’autres cultures professionnelles qu’elle ne maitrise pas. Elle peut difficilement croire à son autonomie et à la libre détermination de ses objets à partir d’une logique savante ; elle peut du moins penser son inscription dans cette configuration de discours hétérogènes et ses différents régimes de discours selon les réseaux où elle s’inscrit. Le fait également que la question de l’oral ait plusieurs fois émergé en didactique de la langue maternelle, sans réussir jusqu’ici à « prendre » en s’ancrant dans un corps d’activités scolaires et de références légitimes (pour la discipline scolaire comme pour la discipline savante et la discipline de formation), questionne sur les conditions requises pour qu’un objet de préoccupation soit reconnu comme un « bon objet » didactique, et inversement, sur ce qui fonde la résistance de la didactique du français, du moins dans sa phase d’institutionnalisation, à intégrer des problèmes qui la confrontent à ses propres limites ou la débordent, comme l’oral.

4Historiquement, selon Hébrard, c’est quand il y a crise que la question de l’oral est posée explicitement dans les Instructions. La demande sociale actuelle relative à l’oral renvoie à une conscience de crise ancrée dans divers contextes de préoccupation, notamment dans la crainte d’une fracture sociale, de forces divergentes menaçant le consensus et la culture commune, par suite de la marginalisation d’une partie de la population scolaire. Sur le terrain, elle touche au besoin de mieux réguler la communication entre personnes, groupes et cultures, pour que la société scolaire puisse fonctionner sans trop de conflits et d’exclusions et assurer les apprentissages, et dans son volet instrumental, au besoin d’aider de façon explicite les élèves à comprendre des discours et assumer des prises de parole acceptables selon les critères scolaires, « protosavoirs » qui semblaient aller de soi depuis que l’école avait rempli son rôle d’acculturation à la langue française. Dans les discours institutionnels, l’espoir d’une harmonie communicationnelle qui refonderait une harmonie sociale, de la participation à une « langue commune » garante d’un accès à la maturité de la pensée, aux vertus civiques et à l’intégration sociale évoque les discours révolutionnaires sur les vertus du partage de la langue nationale, même si le problème d’acculturation se pose dans d’autres termes. On n’ose plus se référer au « français standard », la maitrise des discours (notamment l’argumentation) assume aujourd’hui ces missions, mais la question du référent commun que devrait légitimer et opérationnaliser une didactique de l’oral reste sous-jacente. Si la didactique veut répondre à cette demande, éminemment politique, le peut-elle à partir des ressources de ses sciences d’emprunt ? Que signifie, par exemple, élaborer sur le plan didactique la notion de maitrise de la variation, qui dans les textes institutionnels vise à contrebalancer l’aspect trop normatif d’une référence commune unique, mais reste une injonction presque vide sur le plan du contenu, prise qu’elle est entre l’extrême complexité des problèmes théoriques que pose la notion de variation en linguistique et la prégnance d’une dimension axiologique et normative inhérente à l’école et à l’apprentissage ?

5S’ajoutent à cet arrière-plan polyphonique les discours des acteurs observés (enseignants, formateurs,…) sur leur pratique, la réflexion qu’ils ont sur elle : le discours didactique ne porte pas sur des objets neutres, mais sur des pratiques déjà traversées de discours réflexifs et axiologiques, ce qui lui pose des problèmes épistémologiques spécifiés.

2. Les problèmes épistémologiques du travail sur l’oral en didactique

6Même si l’oral peut être légitimement un objet à analyser pour les élèves (niveau de la discipline scolaire), si pour enseignants et didacticiens réfléchir sur l’oral peut aider à cerner des fonctionnements plus généraux de la langue et des discours, comme l’ont montré Blanche-Benveniste ou Morel (niveau de la discipline de formation), le travail didactique sur l’oral n’est pas d’abord centré sur des objets d’enseignement à vulgariser, mais sur des pratiques à développer et à complexifier, chez les élèves (discipline scolaire) mais aussi chez les enseignants (discipline de formation), en production (susciter une prise de parole mieux maitrisée chez les élèves, pour l’enseignant apprendre à contrôler sa propre prise de parole) et en réception (affiner l’écoute et la conscience des phénomènes oraux chez les élèves, pour l’enseignant affiner sa propre écoute pour arriver à discerner les « stratégies prometteuses » et les dynamiques du travail énonciatif). Comme l’écriture, mais plus clairement, il oriente le travail didactique vers ce que font les élèves, leurs compétences, les limites sur lesquelles ils butent, la reconnaissance de ce qu’ils apprennent, même si cela ne passe pas par les savoirs déclaratifs, et ce que fait réellement l’enseignant : plus que pour l’écrit, la pratique orale de l’enseignant est partie prenante du travail des élèves sur l’oral. J’en tire cinq réflexions sur les savoirs dans une didactique de l’oral.

7Une meilleure connaissance du fonctionnement de l’oral peut fournir non des connaissances à transmettre directement aux élèves, mais des outils pour l’enseignant (pour justifier le choix de consacrer du temps à la prise de parole des élèves, orienter ses priorités, se donner des indicateurs pertinents de la dynamique ou des obstacles rencontrés). Ce travail montre bien le décalage entre l’ordre des savoirs pour l’élève et celui des savoirs pour l’enseignant — savoirs hétérogènes, selon les fonctions qu’ils ont pour lui : légitimer une pratique intuitive élaborée par d’autres voies, récuser des préjugés ou objectifs parasites, servir de concepts intégrateurs aidant à penser les autres à l’intérieur d’un cadre d’ensemble et non par accumulation, et à piloter l’imprévu en gardant une cohérence, expliciter des fils rouges pour construire ou exploiter des situations et des tâches, repérer des réussites et des difficultés d’élèves. Le travail théorique sur l’oral peut aussi donner explicitement des contenus notionnels à une séquence, mais cette fonction ne touche qu’une petite partie de son travail quotidien sur l’oral dans la classe, et même dans une séquence centrée sur l’oral, les démarches réflexives susceptibles d’aider les élèves ne passent pas forcément par l’inculcation de ces contenus. Cela n’exclut pas que pour les élèves le fait d’expliciter certains outils sur leur pratique orale puisse constituer une aide, mais ces connaissances ne sont pas le décalque simplifié de celles qui ont orienté la construction de la tâche par l’enseignant ; elles relèvent d’une élaboration spécifique dans l’interaction scolaire.

8Ce qui caractérise la didactique du français, c’est la dimension de réflexivité de cette réflexion théorique pour l’enseignant et le didacticien : les activités discursives par lesquelles s’élaborent les connaissances y sont homogènes aux supports sur lesquels s’exerce la réflexion théorique. Les concepts d’analyse conversationnelle, de psycholinguistique doivent pouvoir s’éprouver sur sa propre parole, sa propre écoute, dans les situations orales d’enseignement où l’enseignant (ou le théoricien) est partie prenante (usages de la présupposition et de l’implicite, modes d’enchainement et thématisation, négociations référentielles…). Des phénomènes interactifs classés souvent comme d’ordre pédagogique réintègrent ainsi le terrain du travail didactique. Au niveau de la discipline scolaire, l’oral comme objet d’apprentissage n’a pas de réalité en dehors d’eux, ils peuvent être réfléchis et transformés pour atteindre des objectifs explicites relatifs à la prise de parole (développer les conduites d’interrogation et d’explication, par exemple). À celui de la discipline de formation, il est important que la didactique de l’oral ne se sectorise pas trop vite, que concepts et outils d’analyse (même techniques, en linguistique ou en analyse du dialogue notamment) soient pour les enseignants des leviers pour une réflexion professionnelle sur la pratique quotidienne. À celui de la discipline savante, la variété et la complexité des interactions scolaires, des stratégies discursives des acteurs offrent une configuration de discours extraordinairement riche et stimulante pour la compréhension de ce qui se joue dans le langage, pour peu qu’on n’y voie pas seulement un réservoir de données pour l’observateur, mais qu’on intègre au questionnement la logique des acteurs. Les enjeux forts de la communication scolaire sur le plan des apprentissages et de l’acculturation, la dimension de travail de la verbalisation sur des objets notionnels en cours d’élaboration, l’intrication des logiques rituelle, routinière, planificatrice et de la créativité négociée propre à l’interaction, font que l’analyse de ces discours soulève de nombreuses questions épistémiques dont certaines sont pratiquement inédites. Cette analyse ouvre des perspectives que n’offre pas l’analyse de conversations routinières ou de discours rhétoriques : sur la cohérence d’unités orales longues et polygérées, sur l’élaboration sémantique et référentielle des contenus de discours, sur les composantes et les variables d’une tâche énonciative. Ces questions à la recherche, extrêmement complexes sur le plan théorique, dont la didactique du français est un lieu privilégié d’élaboration, sont aussi celles que pose l’élucidation de catégories ordinaires du jugement professoral (pertinence, richesse d’un énoncé), d’objectifs mentionnés dans la connivence (compétence de problématisation, affinement du point de vue) ou de gestes professoraux ordinaires (notation au tableau et cahiers, « préparation », exemplification), qui restent pratiquement en friche sur le plan théorique, malgré leur intérêt pratique et scientifique.

9Par ailleurs, si les connaissances relatives à l’oral que peut développer la didactique sont essentiellement des outils pour orienter des pratiques (celles des élèves, en partie déterminées par celles de l’enseignant), cela signifie que pour l’enseignant comme pour les élèves, elles relèvent de compétences en situation, fortement contextualisées. Si un travail théorique sur l’oral a à expliciter des axes généraux de la dynamique du développement langagier, des fonctionnements récurrents, des critères à valeur généralisable, ils ne sont opératoires qu’actualisés dans la lecture d’énoncés et d’activités discursives en situation, attachés à des contenus, dont la dynamique est en partie non prévisible, mais dont il faut rendre compte en la rendant intelligible. Même si les aspects de planification liés à la clarification des objectifs ne sont pas négligeables, accroitre la compétence des enseignants sur l’oral suppose de développer une compétence d’écoute, de lecture et de décision à propos d’énoncés particuliers ancrés dans un contexte, où l’intervention enseignante s’inscrit dans l’évènement lui-même. Cette contextualisation pose une question épistémologique, sur l’articulation des catégories générales et de l’analyse d’évènements qui n’en sont ni un cas particulier, ni l’application, sur le statut des exemples dans la construction des connaissances sur l’oral, la place de la description, et sur les conditions de la transférabilité des acquis d’un contexte discursif à un autre, aussi bien pour le travail d’apprentissage en classe qu’au niveau de la discipline de formation, et des conclusions de la didactique savante.

10Il est admis que la didactique du français ne construit pas ses modèles seulement en rapport à des savoirs savants, mais à des pratiques sociales de référence, par exemple des genres de discours en usage dans la société ou la tradition scolaire, stylisés et modélisés. Mais les problèmes de transposition didactique subsistent quand ce sont des pratiques de référence qu’on transpose, problèmes concernant notamment la sélection des pratiques prises comme modèles, la connaissance effective qu’on a de ces pratiques, et les modalités de mise en relation des catégories ou modèles généraux qu’on en a induits avec les événements énonciatifs et communicatifs de la mise en œuvre en classe. Concernant la première question, faut-il privilégier des pratiques d’experts ou tenter de cerner la logique des enfants, la dynamique de leurs compétences en construction (le problème s’est posé pour l’apprentissage de la lecture) ? Certaines pratiques valorisées dans la société (pour l’argumentation notamment) sont-elles cohérentes avec les objectifs d’apprentissage et les principes de la société scolaire ? Se pose aussi pour l’oral le problème de l’hétérogénéité des pratiques, bien plus grande qu’à l’écrit, sauf pour quelques genres codés : les pratiques argumentatives orales, par exemple, semblent tellement diverses en fonction des situations, qu’il est difficile, selon Bouchard, de leur attacher une unité structurelle au-delà de modes d’enchainements locaux et d’unités noyaux, et qu’il faut recourir à des critères d’analyse et de classement beaucoup plus subtils que les typologies. Devant la difficulté d’appréhender une réalité diffuse et complexe, et les détours de description nécessaires pour en avoir une connaissance effective, la didactique peut avoir la tentation de construire hâtivement des modèles prototypiques à partir des conduites rhétoriques les plus codées et d’en déduire des procédures à mettre en place pour l’apprentissage.

11Il s’agit aussi du rapport entre les pratiques et les savoirs : à l’école, plus encore en didactique, une pratique n’est légitimée que si elle apparait comme une cristallisation de savoirs. Or, pour l’oral, ce rapport entre pratiques et savoirs est problématique à plusieurs titres. Qu’on prenne comme référence des genres oraux extérieurs à l’école (récit, explications orales, discussion, exposé…) ou les conduites en cours de construction chez les enfants dans le cadre des échanges scolaires, beaucoup de connaissances sont encore à construire pour en connaitre les caractéristiques et éviter de se donner des modèles abstraits transposés de l’écrit qui sont des artefacts. Il y a peu d’études développementales (sauf sur la période des premières acquisitions langagières), peu sur les conduites orales autres que la conversation familière ou les genres des médias. C’est très récemment que se sont clarifiées et formalisées des connaissances concernant la dimension fondamentale de l’oral qu’est l’intonation dans son rapport avec l’organisation globale du discours. Il faudrait encore un long temps d’études descriptives, heuristiques, pour connaitre ces conduites, dégager les objets pertinents et les ressorts de la progression en matière de pratiques orales, donner un contenu rigoureux à des catégories intuitives du jugement. Cela ne veut pas dire qu’on ne puisse pas intervenir sur les pratiques orales en classe, au contraire : mais ces interventions ne peuvent découler de savoirs existants sur l’oral. Les travaux de Blanche-Benveniste sur les constructions syntaxiques de l’oral, de Morel sur l’intonation et son rôle de structuration, ceux sur la cohérence du dialogue ou la dynamique des négociations sur les objets de discours sont éclairants pour comprendre et orienter le travail conjoint de verbalisation dans l’interaction orale, en permettant de se libérer de critères inadéquats, de hiérarchiser des objectifs, de repérer des fonctionnements fondamentaux (thématisation et cadrage par exemple) : ils ne peuvent donner que partiellement des éléments de progression pour un enseignement. Les catégories et principes qui permettront d’organiser les apprentissages relatifs à l’oral dans la classe émergent d’autres sources : c’est à partir de la classe, de ses objectifs et ses discours, de l’espace didactique que peuvent être élaborés ces objets.

12La connaissance de l’objet pose la question du lien entre description et prescription. Une connaissance descriptive de l’oral tel qu’il fonctionne (hors de la classe ou en classe) est nécessaire pour ne pas travailler sur des artefacts. Mais subsiste le décalage entre la neutralité tolérante du linguiste qui décrit l’oral (fonctionnement par bribes de Blanche-Benveniste, phénomènes de thématisation et de cadrage liés à l’ordre des mots décrits par Culioli ou Morel), et le souci interventionniste, forcément normatif de l’enseignant. Cela pose le problème d’une description qui soit orientée mais non court-circuitée par des visées d’amélioration, et d’une définition de ce qu’on pourrait appeler la qualité des dialogues ou des mises en mots, problème auquel les linguistes se sont peu attachés : il y a nécessité d’une élaboration théorique des critères de hiérarchisation. Or sur beaucoup de points, par exemple sur des catégories intuitives du jugement professoral, comme la notion de pertinence, d’écoute ou de qualité de la problématisation, il n’y a pas actuellement de réponse théorique disponible. C’est à partir d’une élaboration de l’analyse pragmatique dans les contextes scolaires, d’une description située des occurrences où s’exercent ces jugements que ces catégories pourront acquérir un contenu théorique moins intuitif ou moins normatif, et fonder des interventions plus ajustées. Reste la tension interne constitutive de la didactique, dans laquelle elle doit se construire, entre ces perspectives différentes sur les mêmes modestes réalités scolaires : jusqu’où est-il nécessaire, pour des objectifs d’action, de passer par le détour de la transcription ? Quelles conditions pour qu’une compétence descriptive et interprétative s’opérationnalise, sans être prescriptive, en orientations pour l’intervention enseignante ?

13Enfin la complexité de l’oral pose la question de la détermination des unités d’étude, aussi bien au niveau du travail en classe qu’en formation et dans l’investigation théorique. L’oral n’est pas un objet homogène et autonome ; comme la lecture ou l’écriture, il correspond à un complexe d’objets qui met en jeu des savoirs et des compétences d’ordre différent, dont une partie relève de connaissances acquises de façon non systématique au cours d’une histoire personnelle. Mais à la différence de l’écrit, l’absence d’un modelage ancien dans des objets scolaires et des formes codifiées (malgré l’existence de genres oraux traditionnels comme l’exposé ou le commentaire de texte) rend difficile la détermination du territoire scolaire. Toute activité orale met en jeu des facteurs relevant de plusieurs cadres d’analyse : celui des processus identitaires d’affiliation liés aux rôles et aux habitus impliqués dans l’interaction sociale (positions discursives et définition de soi, règles communicatives, négociation des significations de l’activité conjointe), celui des processus cognitifs qui sous-tendent le travail énonciatif et les enchainements logico-discursifs (élaboration de contenus de discours, de positions épistémiques), celui du travail énonciatif et des conduites discursives. Ces niveaux sont intriqués dans toute conduite discursive significative en contexte (la concession par exemple) et dans la pratique de la classe, mais la réflexion didactique ne peut s’abriter derrière la complexité de l’objet pour en rester au globalisme et à la confusion des plans : les facteurs sont si nombreux que l’objet devient inétudiable, et l’approche reste alors idéologique ou proche du sens commun. Elle ne peut non plus se focaliser sur un niveau (celui des compétences rhétoriques et linguistiques, ou le pôle socio-identitaire) en présupposant qu’un progrès sur l’un en entraine automatiquement un sur les autres, ce qui renverrait à un implicite théorique non forcément assumé sur l’apprentissage et le langage (penser que l’entrainement à des modes de structuration rhétoriques produirait par intériorisation des capacités d’élaboration des contenus de discours par exemple). Il faut distinguer ces niveaux pour pouvoir penser rigoureusement leurs relations, en cherchant des objets de travail qui soient, comme dit Vygotski, des complexes, c’est-à-dire des unités d’investigation suffisamment limitées pour permettre un travail rigoureux, mais qui gardent les tensions des interactions entre niveaux, sans aplatir les différences entre ordres de phénomènes (induire directement une posture socio-identitaire ou une opération mentale à partir d’indices linguistiques ou discursifs, postuler qu’une tâche riche sur le plan des interactions sociales ou du travail cognitif amène à coup sûr des progrès dans la verbalisation). Il peut s’agir d’objets d’étude comme les conduites de définition, la formulation du point de vue et des changements de points de vue dans le jugement, le questionnement, la problématisation et l’usage des modalisations (modalités épistémiques notamment), l’usage des exemples, qu’on tente d’aborder non dans une perspective pédagogique ou axiologique, mais dans la précision des apprentissages discursifs qu’ils supposent, à partir d’une description suffisamment rigoureuse sur le plan linguistique. Ce peut aussi être une approche en termes de genres, à condition de ne pas s’en tenir à des superstructures et des habiletés rhétoriques, mais d’intégrer le travail de structuration de l’expérience auquel correspond le genre. C’est dans le cadre de ces unités complexes qu’on peut tenter de cerner ce que serait une tâche discursive, les variables susceptibles d’orienter et de changer qualitativement le travail énonciatif sur un sujet donné, pour trouver des éléments de progressivité ou de variation dans les obstacles à surmonter.

3. La réflexion sur l’oral, comme introduction à une épistémologie du travail scolaire d’élaboration de connaissances

14Cette rigueur est difficile à tenir dans le cas du travail didactique sur l’oral : la confusion risque de persister, par la force des choses, entre la définition d’objets de travail spécifiques pour aider de façon lisible les élèves dans leur prise de parole, et la réflexion sur les interactions multiples et diffuses par lesquelles s’effectuent tous les apprentissages disciplinaires à l’école, y compris ceux de l’oral. Mais si on en a conscience, cette ambigüité est stimulante, et c’est en cela que la réflexion sur l’oral peut être un « analyseur » pour la didactique du français.

15Du fait qu’elle s’est instituée en se centrant sur le pôle des savoirs, elle a eu tendance à privilégier le niveau de transposition didactique de savoirs savants ou de pratiques de référence en savoirs à enseigner, plus que celui de savoirs ou pratiques réellement enseignés et appropriés par les élèves. Elle s’est placée du côté du travail prescrit plus que du côté du travail réel de l’enseignant et des élèves, pour reprendre une distinction courante en analyse du travail. Or, le travail réel de l’enseignant et des élèves s’opère à travers les interactions verbales par lesquelles sont définis, interprétés, effectués tâches, objets disciplinaires, conduites de discours et attitudes propres à la discipline. C’est dans les ajustements, déplacements, modalisations, paraphrases fondant l’interprétation réciproque que se fait ce qu’Halté appelle la recontextualisation des savoirs. Même si on ne peut le comprendre sans prendre en compte l’intentionnalité des acteurs, ce qui se dit effectivement dans la classe ne recouvre pas toujours les intentions ou les choix théoriques revendiqués par l’enseignant. Il faut faire face aux imprévus, aux déplacements, si minuscules soient-ils, qui peuvent changer le sens de ce qu’on fait, faire passer d’un cadre épistémologique à un autre au cours d’une tâche scolaire : par exemple, le statut différent donné aux exemples et aux règles selon les moments d’une activité grammaticale ordinaire. Une épistémologie de l’élaboration scolaire de connaissances, prenant en compte concrètement la définition du statut des objets de travail et des règles épistémiques en classe et leurs modifications, ne peut que s’appuyer sur une analyse fine des interactions, passant par une maitrise des outils d’analyse de l’oral. Tous les objets de travail, toutes les tâches disciplinaires sur lesquels réfléchit la didactique du français relèvent en ce sens d’une investigation sur l’oral : ils sont en grande partie des objets discursifs, et c’est en grande partie à travers les interactions orales que se met en place l’interprétation de leur statut, qui fonde le contrat disciplinaire. Ces problèmes d’épistémologie de la connaissance scolaire, auxquels confronte l’analyse du travail discursif que doivent effectuer enseignant et élèves pour mener à bien la tâche scolaire (lecture méthodique, élaboration inductive de règles ou de critères en grammaire…) et surmonter les difficultés et les tensions qui lui sont inhérentes (mise en rapport entre exemples et connaissance générale par exemple), peuvent être mis en relation avec des problèmes épistémologiques fondamentaux (de la réflexion grammaticale notam­ment), dont ils ne sont pourtant pas un simple reflet, et sur lesquels ils portent un éclairage original.

Pour citer ce document

Par Élisabeth NONNON, «La réflexion sur l’enseignement de l’oral et ses ambigüités : un analyseur pour la didactique du français langue maternelle ?», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], AXE 3 : REPÈRES DANS LES RECHERCHES CONTEMPORAINES ET TENDANCES PROSPECTIVES, Questions d'épistémologie en didactique du français, Revue papier (Archives 1993-2001), mis à jour le : 17/09/2018, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=631.

Quelques mots à propos de :  Élisabeth NONNON

Maitre de conférences en sciences du langage à l’IUFM du Nord Pas de Calais, membre de l’équipe Théodile (Lille III) et chercheure associée à l’équipe Leaple (Paris V) et à l’inrp (Recherches « L’oral pour apprendre », et « Éducation civique, construction de concepts juridiques et argumentation au collège dans les nouveaux programmes de 6° et 5° »). Habilitation à diriger des recherches en sciences du langage en 2000, à Paris V, sous la direction de Frédéric François : Les pratiques discursives ...