La didactique de l’écrit en français langue seconde : quelles assises épistémologiques ?

Par Mohamed MILED
Publication en ligne le 17 septembre 2018

Texte intégral

1Notre intervention porte sur les fondements relatifs à la constitution d’une didactique spécifique de l’écrit en langue seconde et sur son cadre conceptuel approprié : quelles sont les assises épistémologiques qui lui sont sous-jacentes ? en quoi est-elle différente de celle de la langue étrangère, même si elle s’inscrit dans cette sphère globale et hétéroclite ?

2Il convient de préciser d’abord que toute réflexion sur l’épistémologie de la didactique obéit certes à des motivations de conceptualisation intrinsèques mais elle est aussi susceptible de frayer la voie à des perspectives d’interventions éclairées par ce cadre conceptuel mis en œuvre.

3Pour apporter quelques éléments de réponse à la constitution d’une didactique de l’écrit propre à la langue seconde, la première question soulevée concerne les rapports entre la didactique de la discipline et les didactiques relatives à chacune des activités de la classe de français et à laquelle elles sont rattachées.

4La seconde question a trait à la spécificité épistémologique de chacune de ces activités et aux degrés ainsi qu’aux niveaux de conceptualisation appropriés : quels concepts de départ transformer ou transposer ? Quelles nouvelles notions préconiser et à partir de quelles exigences conceptuelles et méthodologiques le faire ? Quelles influences la nouvelle conceptualisation aurait-elle éventuellement sur la didactique de la discipline à laquelle l’activité de la classe est rattachée ?

5L’approche de la didactique de l’écrit en fls s’inscrit d’emblée dans la sphère conceptuelle de la didactique du français langue seconde qui en est encore à ses balbutiements.

1. Vers une didactique de la langue seconde ?

6La délimitation de ce champ nouveau en émergence s’effectue actuellement à la faveur de deux facteurs ou de deux préalables complémentaires.

7Une description sociolinguistique de la langue seconde : celle-ci est essentiellement circonscrite à partir d’une démarcation par rapport à la langue étrangère (voir en particulier les travaux de G. Vigner, J.-P. Cuq, M. Miled…) ; cette description est ainsi marquée par :

8 des rôles socio-économiques, institutionnels et éducatifs dévolus au français dans les contextes où s’effectue cet enseignement ;

9 une ambivalence dans les perceptions du français, en raison de facteurs historiques et idéologiques différenciés ;

10 une exposition précoce à cette langue et les effets qu’elle exerce sur l’apprenant ;

11 des rapports complémentaires ou conflictuels avec la première langue de l’apprenant.

12Une validation des méthodes d’enseignement dans des contextes qui présentent des écarts plus ou moins prononcés par rapport à ceux de la langue étrangère et forcément par rapport à ceux de la langue maternelle : dans certains contextes, cette validation a débouché sur une régulation méthodologique génératrice d’aménagements conceptuels.

13En dépit des avancées importantes réalisées par les descriptions sociolinguistiques du fls et ses pratiques langagières dans divers contextes, les implications didactiques demeurent relativement limitées puisque le mouvement de bascule (entre la didactique de la langue maternelle et celle de la didactique de la langue étrangère) entrave la recherche d’une voie appropriée.

14Néanmoins, l’un des fondements de cette approche repose sur le principe de « contextualisation » qui motive principalement l’émergence de cette didactique ; la contextualisation nous situe essentiellement du côté de la différence de statut, de pratiques langagières et de perception de la langue ainsi que des effets de ces différenciations sur la conception des curricula en langue seconde.

15Ces éléments succincts de réflexion sur l’émergence de la didactique du fls sont susceptibles d’éclairer notre approche de la production écrite du point de vue de certains préalables.

2. Préalables à la constitution de cette didactique de la production écrite

Trois principaux préalables orientent cette réflexion.

161. la prise en compte des hypothèses mises au point par la didactique de l’écrit en français langue maternelle (flm) et l’abondante littérature dans ce domaine : les travaux sur les fonctionnements textuels, le processus rédactionnel, la transposition didactique et ses limites dans ce domaine où les pratiques langagières et sociales de référence l’emportent sur les savoirs savants ;

172. la description sociolinguistique du fls et surtout la composante relative aux fonctions assignées à cette langue ; nous avons vu que cette description était le soubassement nécessaire à la construction d’une didactique de la langue seconde ;

183. les principes de la contextualisation et de la relativisation des hypothèses formulées en flm.

19C’est au nom de cette contextualisation nécessaire à la distinction des diverses didactiques du français que M. Dabène (Dabène, 1995 : 24-25) a parlé de « continuité et de rupture ».

20Le continuum est le lieu de convergence des différentes didactiques du français (lm, le et ses variétés ou dérivés) ; en didactique de l’écrit, ceci se manifeste par la description de la langue ainsi que par le fonctionnement linguistique et discursif des différents types de texte.

21Le paradigme de la variation et de la rupture nous situent :

22 du côté de l’enseignement : le statut du français, le statut de l’écrit et les fonctions qui lui sont assignées dans la langue cible et dans la langue de l’apprenant et les politiques linguistiques préconisées par les systèmes éducatifs ;

23 du côté de l’apprentissage : les répertoires verbaux des élèves, le degré de familiarité ou de xénité avec cette langue, les représentations sur la langue et sur l’activité scripturale.

24Ainsi, dans le cas de la production écrite, la didactique de la langue seconde se constitue à partir de certaines constantes qu’on retrouve en lm :

25 les caractéristiques ou les fonctionnements linguistiques et sémiotiques du texte ainsi que son ancrage énonciatif et pragmatique ;

26 les caractéristiques du sujet écrivant et le processus rédactionnel à l’œuvre avant, au moment et après l’activité d’écriture ;

27Σ le contexte dans lequel se déroule l’acte d’écriture ou le contexte de production du texte écrit.

28Toutefois, au niveau de chaque constante, on remarque des variations dictées par le principe de la contextualisation des approches, lequel est conditionné par des facteurs sociolinguistiques (en rapport avec le statut de la langue seconde et les fonctions qu’elle assume) et psycholinguisti­ques (déterminés par la perception de la langue et de l’activité d’écriture engagée par l’apprenant de la langue seconde.

Les caractéristiques du texte écrit

29Les textes à faire produire sont essentiellement sélectionnés en fonction de types d’écrits fonctionnels et fictionnels adaptés aux besoins individuels et institutionnels de l’apprenant en langue seconde : une enquête à mener dans ce contexte peut nous éclairer sur les sollicitations inspirées par le statut de la langue (langue de spécialité, véhiculaire d’autres enseignements…) et des besoins de l’institution scolaire.

Le sujet écrivant

30Le processus d’écriture se définit en l’occurrence par des spécificités contextuelles telles que :

31 le répertoire discursif et textuel de l’apprenant bilingue qui est habitué à des procédures d’écriture dans sa première langue et qui, une fois confronté à de nouvelles habitudes, se voit améliorer sa façon d’écrire dans sa première langue ;

32 ses représentations sur l’écrit en rapport avec la langue seconde ainsi que ses représentations sur l’écrit et ses pratiques scripturales attestées dans sa première langue ; comme dans le cas de la langue maternelle, ce processus peut être élucidé à partir des « rédactions conversationnelles » mais en tenant compte des démarcations qui le spécifient en langue seconde (les moments des blocages, les moments des références à la première langue ou à la première culture de l’apprenant, les types d’interactions entre les deux langues en interférence…)

Le contexte de production

33Il se caractérise par deux aspects apparemment contradictoires.

34C’est un lieu partiellement authentique de production (compte tenu des utilisations réelles de la langue dans certaines situations d’usage du français) mais dont les degrés d’authenticité sont variables au plan spatial et synchronique (les utilisations de l’écrit varient selon les professions, les catégories sociales et les emplois de la langue maternelle) et mobile, au plan historique (le statut du français évolue à travers le temps impliquant ainsi une modification du statut de l’écrit).

35C’est aussi un lieu artificiel qui conduit l’enseignant à recourir à la simulation, compte tenu de la place occupée par la langue maternelle dans les milieux de production authentiques.

36Un autre aspect qui éclaire la didactique de l’écrit en fls est la relativisation des concepts à l’œuvre en didactique de la lm.

37Le premier principe qui alimente les pratiques scripturales est la prise en compte de la socialisation de l’écrit. Il est la traduction des besoins scripturaux et des attentes sociales dans les milieux socioprofessionnels et socioculturels aussi bien en français langue seconde qu’en langue première ; cette hypothèse a conduit les chercheurs en didactique de l’écrit à penser à une procédure susceptible de recueillir ces données ; il s’agit d’enquêtes sur les pratiques de l’écrit dans le contexte où s’effectue cet enseignement (quels types de textes écrit-on ? quand et où ? dans quels cas le fait-on en français, dans quels autres cas le fait-on en arabe ? quel est le seuil de compétences scripturales retenu en français ?).

38Nous avons fait remarquer ailleurs (Miled, 1998) que dans le contexte de la langue seconde, une socialisation non utilitariste et non entièrement fonctionnelle de cette activité permet d’atténuer les effets réducteurs d’une écriture scolaire très codifiée, difficilement mobilisable en dehors de la classe et peu utilisable à des fins multiples et variées.

39Cette mobilisation par l’enseignant des compétences scripturales de l’apprenant en dehors de la classe de français vise à donner du sens à cette activité qui sera autant que faire se peut articulée à l’environnement scolaire et partiellement extrascolaire de l’élève. L’enseignant est amené à favoriser le passage de l’unicité d’un type d’écrit à la variété des modèles d’écriture et par-là même à développer chez lui « des possibles scripturaux ».

40Un second principe pertinent en didactique de l’écrit en langue maternelle et également opératoire en langue seconde est celui de l’insécurité scripturale : on s’abstient d’écrire par crainte de produire de « mauvais textes » ; il est souvent invoqué pour expliquer une situation de blocage ou de résistance face à l’acte d’écrire.

41Ce phénomène est encore plus perceptible et par-là même opératoire en langue seconde, eu égard à la nature des rapports affectifs et de certaines représentations négatives qui affectent la langue seconde. On a démontré que, compte tenu des données historiques (le français était la langue du colonisateur) et des enjeux idéologiques entrainant des attitudes de méfiance sinon de rejet du français, l’apprenant se trouve quelquefois dans une posture inconfortable dans son usage d’une langue qu’il perçoit comme une menace de sa propre langue et de sa culture. Ce sentiment d’insécurité ressenti à l’égard de la langue seconde rejaillit sur les prédispositions à l’écriture et s’ajoute au sentiment de l’insécurité scripturale. Une action didactique appropriée, prenant ainsi en considéra­tion ces données, est susceptible d’agir sur ces blocages et sur ces représentations négatives.

3. Conclusion

42Des travaux actuels en didactique du français tentent de délimiter des frontières aux plans épistémologiques et didactiques entre la langue étrangère et la langue seconde tout en considérant qu’elles font partie de la même sphère ; ces travaux prennent appui sur des descriptions socio ou psycholinguistiques propres aux contextes d’enseignement / apprentissage et font ressortir non des particularités propres à tel ou tel pays mais des constantes relatives à tel ou tel type de situation pédagogique.

43Sans pour autant atteindre un niveau de formalisation ou de modélisation élevé, une didactique de la production écrite en langue seconde peut se constituer à partir de données à la fois transversales (partagées avec la didactique de l’écrit en flm) et spécifiques (en regard de la didactique du fls, laquelle est en émergence très lente).

44Nos hypothèses esquissées ici ont été inspirées par deux principes généraux : la contextualisation et la relativisation. Des travaux ultérieurs qui pourraient être conduits sur le terrain ainsi que la confrontation d’expériences menées dans des contextes apparentés ou différents de langue seconde sont susceptibles d’apporter des éléments de régulation et feront apparaitre des spécificités contextuelles qui à leur tour feraient l’objet d’une conceptualisation qui apporterait certainement d’autres assises épistémologiques à cette didactique de l’écrit. Cette contextualisation est d’autant plus opportune que le statut de la langue seconde est fréquemment soumis à des transformations qui appellent des régulations dans les choix didactiques.

Pour citer ce document

Par Mohamed MILED, «La didactique de l’écrit en français langue seconde : quelles assises épistémologiques ?», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue papier (Archives 1993-2001), Questions d'épistémologie en didactique du français, AXE 3 : REPÈRES DANS LES RECHERCHES CONTEMPORAINES ET TENDANCES PROSPECTIVES, mis à jour le : 17/09/2018, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=635.

Quelques mots à propos de :  Mohamed MILED

Professeur de linguistique et de didactique du français à l’université du 7 novembre à Carthage (Tunisie). Il est aussi directeur de l’Institut supérieur des langues de Tunis. Ses domaines d’intérêt sont : la didactique du français langue seconde, la didactique de l’écrit, l’élaboration des curricula et l’évaluation. Il a notamment publié : La didactique de la production écrite en français langue seconde, Didier-Érudition, 1998 ; « Des liens passionnels avec le français », Le Français dans le mo ...