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Matière, lumière et vitesse. La Peinture de Turner
Par Pierre-Jean Truchot
Publication en ligne le 22 novembre 2022
Résumé
How to paint matter in motion? Turner belongs to the category of those painters with a quick and lively touch, so that the canvas retains something of this speed of execution. To extract from nature its accidents to restore it to its original state consists then in apprehending the pictorial matter as part of the natural matter. Painting can no longer be a gesture of imitation but that of an extension of the matter in movement which is also light. This matter evolving at an inordinate speed, the pictorial gesture must be as fast and nervous as possible so that it participates in this matter, better: that it is the extension of it.
Comment peindre la matière en mouvement ? Turner appartient à la catégorie de ces peintres au toucher vif et rapide de sorte que la toile conserve quelque chose de cette vitesse d’exécution. Extraire de la nature ses accidents pour la restituer en son état originel consiste alors à appréhender la matière picturale comme partie prenante de la matière naturelle. Peindre ne peut plus être un geste d’imitation mais celui d’une extension de la matière en mouvement, laquelle est aussi de la lumière. Cette matière évoluant à une vitesse démesurée, le geste pictural se doit d’être lui le plus rapide et nerveux possible afin qu’il participe à cette matière, mieux : qu’il en soit l’extension.
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Table des matières
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Texte intégral
Introduction
1Par-delà le sujet ou le motif à peindre, la vitesse est un problème auquel tout peintre est confronté. Dans une première approche sommaire, il est possible de distinguer dans l’histoire de la peinture deux manières différentes d’appréhender la vitesse. D’un côté, le peintre qui pense et adopte sa propre vitesse d’exécution pour produire et achever à son rythme. En ce sens, il existe des peintres lents comme Titien ou Braque, d’autres rapides comme Picasso. De l’autre côté, il se trouve des peintres qui pensent que le problème de la vitesse se joue d’abord dans le geste pictural lui-même : peindre lentement dans l’assurance d’une virtuosité ou bien peindre vite dans un geste rapide et nerveux sans toutefois renoncer à une maîtrise technique. Joseph Mallord William Turner (1775-1831) appartient à la dernière catégorie de ces peintres : afin de peindre vite, il invente sa propre technique picturale qu’il pratique lorsqu’il peint à l’huile et l’adapte pour la pratique de l’aquarelle. Aucun peintre, cependant, n’invente une technique par hasard, tout procédé pictural étant lui-même la réponse à un questionnement qui peut dépasser le domaine de l’esthétique et le champ de la peinture. Aussi, la technique inventée par Turner est-elle la réponse à ce problème qui l’affecta profondément durant toute sa carrière : comment peindre la matière en mouvement ?
1. De l’impression originelle à la matière en mouvement
2Turner n’était pas un peintre pleinariste, il préférait travailler ses tableaux dans son atelier. Au plus fort de sa renommée, alors qu’un peintre aguerri lui demandait conseil pour un paysage à coucher sur une toile, Turner lui répliqua : « Comment, vous ne savez pas, à votre âge, qu’il faut peindre ses impressions ?1 » Il serait aisé d’aller chercher dans cette réplique l’intuition d’un pré-impressionnisme, pourtant lorsque Turner peint une tempête ou un incendie, son intention est de transmettre à son regardeur des impressions qu’il a lui-même ressenties, impressions d’autant plus intenses lorsque les éléments de la nature s’animent d’un mouvement fusionnel. L’exemple le plus probant, montrant la volonté de l’artiste de vivre des situations émotionnelles propices à ses créations, est l’expérience dont il fut l’acteur et la victime, un événement qui procéda à la réalisation d’un tableau dont le titre complet est : Tempête de neige : bateau à vapeur au large de l’entrée d’un port faisant des signaux dans un haut-fond et naviguant à la sonde. L’auteur était dans cette tempête la nuit où l’Ariel quitta Harwich2. Turner narra au révérend William Kingsley la situation qui est à l’origine de son tableau, une expérience extrême dont il était fier. Embarqué sur l’Ariel et pris dans une tempête de neige et de glace au large des côtes d’Irlande, le peintre alors âgé de soixante-six ans, au lieu d’aller se réfugier dans sa cabine, décida d’affronter les éléments constitutifs de cette tempête :
Je persuadai les marins de m’attacher au mât pour l’observer ; je restai ligoté pendant quatre heures, je ne croyais plus en sortir vivant et je me suis senti tenu d’en témoigner si jamais j’en réchappais. Mais il n’est pas question d’aimer ce tableau3.
Figure 1. Turner, Tempête de neige, ca 1842, huile sur toile, 91,5 x 122 cm, Tate Gallery, Londres.
© Photo Tate. https://www.tate.org.uk/art/artworks/turner-snow-storm-steam-boat-off-a-harbours-mouth-n00530
3Cette expérience de l’extrême témoigne également de la méthode de travail de Turner : rechercher, dans un premier temps, l’expérience immédiate d’une nature animée par ses déferlements – le cas échéant exécuter un dessin préparatoire ou une aquarelle --, créer dans un second temps, le tableau dans l’atelier exprimant les impressions retirées de cette expérience. À regarder le dynamisme généré par les tableaux de Turner, l’intention du peintre est d’exprimer avec la matière picturale une expérience sensorielle intense au cours de laquelle le corps de l’artiste s’est senti comme partie prenante de la matière qui sous-tend la nature. Cette intention explique l’extrême dépouillement des paysages de Turner4 leur donnant une dimension abstraite qui entre en contraste avec la précision des titres que l’artiste donne à ses toiles. Ces indications si précises sont comme une invitation voire une exhortation pour le regardeur à dépasser son étonnement immédiat généré par la contemplation de ce tableau. En effet, dans cette Tempête de neige, aucune forme ne domine, le dynamisme des forces naturelles qui s’organise dans cette image autour de la masse noire centrale évoquant un bateau à vapeur lancé à pleine vitesse, est susceptible de décourager un regard non averti. Turner exige de son regardeur de sortir de ses habitudes perceptives, il perturbe et dérange l’œil docile d’un spectateur habitué à la contemplation d’un paysage classique, a fortiori au dix-huitième siècle, en lui donnant à percevoir une fusion dynamique des éléments naturels. Cette fusion confère au tableau son homogénéité obtenue, en même temps, par le mouvement circulaire qui structure la composition et par une même gamme de couleurs utilisées par Turner. C’est bien l’interpénétration des couleurs entre elles qui organise la représentation : aucune ligne lisible ne vient distinguer l’océan du ciel ; au contraire, une tache à dominante brune, aux contours indéfinis, située au centre de la partie gauche du tableau, obscurcit une possible distinction entre les éléments, cette même tache réapparaissant, dans les mêmes tons, décrivant cette fois-ci un mouvement vertical dans le centre supérieur de l’image. De quoi cette tache est-elle l’expression ? De l’orage, de la fumée éjectée par la cheminée du bateau ? Certainement, de la fusion de ces deux éléments.
4Dans cette Tempête de neige, le peintre se livre à un travail spéculatif afin de dévoiler une nature imaginée, chaotique, dépouillée de tous ses accidents, de tous ses détails réalistes qui détourneraient le regardeur d’une saisie spirituelle de la nature en son essence, c’est-à-dire une matière informelle et lumineuse en constant mouvement5. Ce serait un leurre de penser que cette tempête n’est que le simple témoignage de l’expérience originelle de Turner. Si tel était le cas, ce tableau aurait dû être d’une fidélité au plus près du récit du peintre -- la vue d’un corps attaché à un mât -- ; or il ne l’est pas puisqu’il synthétise tous les instants de l’événement, adoptant un point de vue impersonnel, englobant et imaginé. Turner déforme sciemment son expérience, il la dépouille afin de mettre en scène la structure dynamique de la nature telle qu’il l’a éprouvée.
2. Extraction, extension, captation
Une idée picturale : la lumière est une onde
5Dans les toiles que Turner s’est bien gardé d’exposer à un grand public que le peintre jugeait incapable de dépasser le jugement de goût, la modification qu’il impose à la nature sensible répond toujours à une même fin : exposer les mouvements sous-jacents et interactifs de la matière. L’originalité de cette peinture, proposant une substance dynamique qui n’avait jamais été jusqu’alors dévoilée, n’échappa pas à ses contemporains qui durent inventer un nouveau vocabulaire pour tenter de la cerner. En 1816, William Hazlitt, un célèbre critique d’art publia un essai intitulé On Imitation dans lequel il dénonçait la pédanterie et l’affectation en matière d’art :
Nous faisons ici particulièrement allusion à Turner, le plus talentueux des paysagistes vivants, dont les tableaux ressemblent trop à des abstractions de perspective aérienne et ne représentent pas tant les objets de la nature que le médium à travers lequel ils sont vus. Ils marquent le triomphe du savoir de l’artiste et du pouvoir du pinceau sur l’aridité du sujet. Ce sont des peintures d’éléments de l’air, de la terre et de l’eau. L’artiste se complaît à remonter au chaos originel, au moment où les eaux furent séparées des terres et de la lumière des ténèbres, où aucun être vivant, aucun arbre portant de fruits n’occupait la surface de la terre. Tout est sans forme, vide. On a dit de ses paysages que c’étaient des images du néant, mais très ressemblantes6.
6Par-delà les reproches de Hazlitt, son courroux envers Turner dévoile, comme le remarque Gowing, « un éclair de vérité » puisque ce critique perçoit une abstraction dans cette peinture. Si nous entendons par ce terme son sens premier, force est de constater la véracité de ce jugement. Si l’abstraction désigne l’acte d’extraire, d’isoler par la pensée tel ou tel aspect ou qualité d’une chose, la peinture de Turner effectue ce geste d’abstraction. L’air, la terre, l’eau et le feu ne sont pas considérés par Turner comme des accidents de la nature mais comme ses constituants essentiels animés d’un constant mouvement. Dès lors, comme l’exigeait Turner au sujet de son tableau Tempête de neige, il ne s’agit pas d’aimer sa toile mais de la comprendre puisque cette peinture ne cherche ni à plaire ni à être belle mais à dévoiler un fondement métaphysique qui dépasse le problème de la mimésis. Il y a bien, dans cette peinture d’extraction, la volonté de montrer la nature en son état originel, telle qu’elle est en sa réalité et non pas en son apparence. Par suite, comme le souligne Gowing, « la transformation [de la nature] ainsi accomplie – et c’est l’intuition la plus étrange et la plus convaincante de Hazlitt – évoque le retour à un flux originel qui nie l’identité distincte des choses7.
7La préservation du flux originel de la matière est obtenue grâce à la technique picturale si singulière de Turner et nous la retrouvons dans la majorité des toiles privées de l’artiste. Tel est le cas d’Un Intérieur à Petworth, un tableau réalisé dans le château de Lord Egremont, un riche mécène de Turner qui avait transformé une immense pièce de sa résidence en atelier afin que son protégé puisse peindre selon ses désirs et à son rythme.
Figure 2. Turner, Un Intérieur à Petworth, 1837, huile sur toile, 91 x 122 cm, Tate Gallery, Londres.
© Photo Tate. https://www.tate.org.uk/art/artworks/turner-interior-of-a-great-house-the-drawing-room-east-cowes-castle-n01988
8Le tableau a été peint durant l’été 1837, en toute sérénité, dans une atmosphère de chaleur et de quiétude, comme l’atteste le témoignage de Lord Egremont. Si l’intérieur d’une grande pièce est bien le sujet de cette toile, la manière dont Turner le représente propose, en revanche, un nouveau langage jusqu’alors inconnu de ses contemporains. En effet, le peintre transforme cette pièce calme et paisible où aucune figure humaine n’apparaît, en un espace traversé par un tourbillon de lumière et de couleur, comme si le salon avait été subitement animé par un mouvement d’ensemble dont l’origine est immanente à l’espace de la pièce. L’examen radiographique du tableau a révélé que Turner a commencé l’exécution de sa toile en passant au préalable une épaisse couche de vermillon sur toute sa surface puis a peint dessus sans lui laisser le temps de sécher complètement. Cette précision technique montre que l’artiste travaille à partir d’une matière picturale malléable et mouvante d’où vont sourdre, d’une manière plus ou moins formelle, les éléments qui vont composer et organiser la représentation. Par cette technique, le mouvement originel de la matière picturale est conservé lors de l’exécution du tableau, de sorte que c’est le mouvement de la matière qui devient le sujet de la toile engendrant dans son élan les différents objets de la pièce. Autrement dit, Turner appréhende la matière picturale comme partie prenante de la matière, peindre n’est pas un geste d’imitation mais d’extension de la matière en mouvement, laquelle est aussi de la lumière. Autrement dit, afin de créer une image de la matière avant qu’elle ne soit perçue, Turner travaille les deux qualités qui permettent de l’appréhender : mouvement et lumière.
9En effet, si la pièce est animée d’un mouvement tourbillonnaire dont les effets sont sensibles jusqu’aux quatre coins du tableau, ce mouvement englobant et centrifuge est concomitant aux rayons lumineux qui irradient l’ensemble du salon. Si la grande fenêtre centrale est bien la source d’une large lumière blanchâtre (mélange de blanc de zinc et de jaune de Naples) qui se diffuse dans l’espace, celle-ci n’est pas le seul centre lumineux de la composition. Turner multiplie au contraire les points qui simultanément sont des récepteurs et des émetteurs de lumière. Ainsi un rayon lumineux, tracé par une traînée blanche de peinture, prolonge la principale source de lumière en se diffractant dans la partie inférieure gauche du tableau sur un cercle de lumière au cœur opaque (une tache à base de gris). Mais ce cercle qui reçoit cette lumière blanche émet également des rayons lumineux centrifuges qui illuminent l’espace, atteignant, en retour, la traînée blanche initiale.
10C’est sans doute à cause de cette attention minutieuse à la lumière et au mouvement de la matière que Bergson porte un intérêt à la peinture de Turner ; à lui seul, le tableau de Petworth montre « qu’une extension des facultés de percevoir est possible8. » Que montre en effet cette toile si ce n’est l’image de la matière avant toute perception consciente et pratique c’est-à-dire l’état de cette matière avant même qu’elle ne soit perçue à des fins utiles ? L’extension perceptive dont parle Bergson est une perception inconsciente mais réelle de la lumière et du mouvement matériels qui sous-tendent le tableau de Turner. Par la mise en évidence du jeu incessant des éléments qui structurent la nature, le peintre montre que n’importe quel lieu de l’univers est traversé sans résistance et sans déperdition par la vitesse de la matière si celle-ci n’est pas contrecarrée par une chose ou une conscience. Un Intérieur à Petworth est conçu comme le dévoilement d’une image-lumière qui se propage constamment tant qu’elle n’est pas arrêtée et révélée par une plaque noire qu’elle soit conscience humaine ou objet. Le jeu de réfraction et de diffraction des rayons lumineux apparaît comme la volonté de traduire picturalement une image objective de la réalité qui n’est qu’un espace dans lequel passent en tous sens les ondes lumineuses qui se propagent dans l’immensité de l’univers. Dans ces conditions, les objets matiéristes et tourbillonnants peints par Turner s’avèrent être des écrans plus ou moins opaques, capteurs de la lumière matérielle par laquelle ils sont traversés.
11Par ce jeu des entrelacs des rayons lumineux, Turner trouve l’opportunité d’exposer picturalement ses propres recherches expérimentales sur les phénomènes de réflexion de la lumière. Ses conférences données à l’Académie royale montrent une quasi-obsession pour les questions d’optique. Encouragé par ses propres recherches, Turner avait pris clairement position dans le débat qui partageait la communauté scientifique sur la question de la nature de la lumière. Contre les newtoniens qui défendaient la théorie de la lumière comme substance corpusculaire -- chaque corpuscule ayant une masse soumise à la loi de la gravitation des corps -- ; Turner, reprenant les hypothèses de Robert Hooke et de Thomas Young, défend la théorie ondulatoire de la lumière, refusant de réduire celle-ci à des corps infiniment petits. Au contraire, l’essence de la matière, pour Turner, est d’être en perpétuel mouvement, lequel est le principe même de la lumière. Cette dernière ne peut donc être qu’une onde qui, par une infinité de réflexions, sur toutes sortes de surfaces et de matériaux, se transmet et se disperse indéfiniment, chaque réflexion apportant une couleur distincte qui se mêle aux autres et pénètre dans les moindres recoins d’un espace intérieur, se réfléchissant « d’un plan à l’autre, de sorte que les ténèbres ou l’obscurité totale ne peuvent advenir tant qu’un faisceau de lumière réfléchie ou réfractée peut atteindre le plan opposé9 ».
12Dans un Intérieur à Petworth, Turner met en pratique la théorie ondulatoire de la lumière qui « équivalait en fait à une véritable conception du monde […] [mais, ajoute Gowing], l’idée de l’interpénétration infinie du rayonnement naturel était aussi, nécessairement, une idée picturale10 ». Ainsi, même dans des scènes d’intérieur, Turner ne peint que la vitesse, non pas celle d’un corps en mouvement mais celle de la matière lumineuse11.
3. Ressentir pour mieux connaître ; connaître pour mieux ressentir
La vitesse du geste
Figure 3. Turner, Incendie du Parlement de Londres, 1835, huile sur toile, 93 x 123 cm, Museum of art, Cleveland.
https://www.clevelandart.org/art/1942.647
13Turner n’est pas qu’un simple peintre d’intérieur, au contraire, ses sujets de prédilection sont des scènes où la nature exhibe ses déferlements tels des orages, des mers déchaînées, des tempêtes de neige, etc. Toutes les occasions au cours desquelles la nature se déchaîne sont propices pour peindre la lumière de la matière en mouvement. L’Incendie du parlement de Londres en est un bon exemple, le peintre avait assisté à cet incendie qui détruisit le palais, cependant, face à la toile, son projet n’est pas d’imiter la réalité perçue mais, comme le souligne Daniel Arasse, de « vise(r) une vérité de la représentation12 », une vérité matérielle accessible par le biais de ses plus vives impressions. Là réside l’un des talents naturels de ce peintre : être constamment aux aguets, dépasser les perceptions sensibles usuelles grâce à une sensibilité exacerbée lui permettant de ressentir les éléments composant la matière. L’impression est au service de la connaissance et réciproquement ; autrement dit : ressentir pour mieux connaître, connaître pour mieux ressentir. En adoptant dans L’Incendie du parlement de Londres une facture picturale où les taches de matière s’interpénètrent (notamment en haut, sur la gauche du tableau où les ultimes flammes dans un jaune orangé pénètrent progressivement, sans jamais totalement s’estomper, dans le blanc et beige des nuages), où les contours des formes se dissolvent (le plus gros du parlement est réduit à un amas de matière incandescente), Turner parvient à rendre le mouvement chaotique des éléments en fusion, lequel structure l’ensemble de la représentation. Si l’incendie est l’événement qui provoque la mise en mouvement des éléments, Turner ne peint pas seulement la force ignée mais aussi l’agitation, le dynamisme inhérent et essentiel à la matière elle-même. Aussi, seule une technique employant le couteau et la brosse -- des ustensiles permettant de travailler la matière picturale – est apte à perpétuer le dynamisme de la matière. En effet, la matière picturale étant elle-même partie prenante et constituante de la matière universelle, travailler la première consiste, dans un même geste créateur, à mettre en évidence la réalité dynamique de la seconde. Partant, il n’existe pas une différence de nature entre ces deux matières : grâce à sa technique, Turner parvient à fusionner les deux. Michel Serres, analysant cette toile, voit précisément, qu’avec Turner, la technique picturale atteint une maîtrise qui légitime ce pour quoi elle fut inventée :
La matière n’est plus laissée aux prisons du schéma. Le feu la dissout, la fait vibrer, trembler, osciller, la fait exploser en nuages […], nul ne peut dessiner le bord d’un nuage, lieu limité de l’aléa […] où trémulent et fondent les particules […]. Sur ces bords tout nouveaux, que le dessin et la géométrie délaissent, un monde neuf va découvrir bientôt la dissolution, la dissémination atomique et moléculaire […]. La peinture-matière triomphe du dessin à bord géométrique13.
14Avec la peinture de Turner, nous assistons à l’abandon de la technique linéaire, même les dessins préparatoires n’obéissent à aucune ligne qui définirait des contours précis :
Dans le dessin également […], des avalanches de hachures s’abattent sur les feuilles des carnets, formant non pas des contours mais des tourbillons de traits disséminés où les objets peuvent, à volonté, se distinguer ou se perdre. Le dessin fournissait le canevas sur lequel Turner pouvait ensuite poser les couleurs qu’il avait en tête14.
15La technique inventée par Turner est la réponse à ce problème : comment peindre la matière en mouvement ? Aussi, la rapidité d’exécution se situe moins dans le temps pour produire un tableau à l’huile ou une aquarelle que dans le geste pictural lui-même, un geste rapide, nerveux et parfaitement maîtrisé. C’est donc la vitesse du geste qui conditionne le temps d’exécution d’un tableau.
4. Traduire, en même temps et en peinture, la poésie panthéiste et la thermodynamique
16L’attrait pour la nature appréhendée comme matière douée de vitesse, de lumière et de mouvement, Turner le retrouve chez les poètes anglais de son époque qui constituèrent a posteriori le courant des pré-romantiques. Parmi ces poètes, le naturalisme de James Thomson est le plus explicite. Dans son long poème Les Saisons, dont l’ensemble fut publié en 1730, Thomson s’appuie sur ses profondes connaissances de la physique infiniste du monde et sur sa propre observation des phénomènes naturels pour composer un hymne à la nature. Une nature pensée comme autonome, dynamique et cause d’elle-même, une nature panthéiste dans laquelle Dieu est défini comme « l’Esprit infini », « l’énergie inlassable » qui pénètre et fait se mouvoir toutes les choses de l’univers. Le texte des Saisons, largement inspiré des pensées de John Toland et de Shaftesbury, est « un événement marquant dans l’évolution du sentiment de la nature en Angleterre15 ». L’influence de Thomson sur Turner, lecteur assidu de sa poésie, s’exprime dans une traduction picturale du panthéisme défendu par le poète16. Turner ne dissimule d’ailleurs pas cette influence, il la revendique à tel point que pour présenter son tableau Le Lac de Buttermere dans le catalogue de l’Académie royale de 1798, le peintre « agença divers fragments du Printemps de Thomson pour les forcer à se fondre en un poème de sa composition17. » Ce poème-collage exalte l’apparition d’un arc-en-ciel après une averse :
[…] Enjambant la Terre,
Dans une brume d’or, l’immense arc éthéré
Jaillit, majestueux, et déploie toutes ses nuances.
Figure 4. Turner, Le Lac de Buttermere, la douche, 1798, huile sur toile, 61 x 91,4 cm, Tate Britain, Londres.
© Photo Tate. https://www.tate.org.uk/art/artworks/turner-buttermere-lake-with-part-of-cromackwater-cumberland-a-shower-n00460
17Cependant, comme le souligne L. Gowing, cet hommage à l’arc-en-ciel n’est qu’un prétexte opportun pour souligner les différentes manifestations de la matière lumineuse :
Cette lumière [de l’arc-en-ciel] répand dans sa course d’étincelantes mouchetures, des éclats de pigments incandescents qui font penser qu’une autre chose avait autant de réalité à ses yeux : la matière picturale elle-même18.
18Chez Turner, la matière picturale exprime le monde matériel ; par suite peindre la vitesse des corps, qu’ils soient naturels ou artificiels, devient l’une des possibilités pour traduire sa métaphysique de la matière lumineuse animée d’un mouvement incessant. Cette volonté de montrer l’omniprésence et l’universalité du mouvement atteint son paroxysme dans un tableau où non seulement les éléments de la matière sont montrés dans leurs interactions incessantes et irrémittentes mais où ils se combinent, derechef, avec les créations artificielles des hommes pour se fondre dans un seul mouvement. Pluie, vapeur, vitesse – le chemin de fer du Great Western est le tableau dans lequel le peintre démontre qu’une locomotive, c’est-à-dire la machine la plus sophistiquée de l’époque, participe et s’intègre à la même matière que les éléments naturels. Sur un axe noir, rectiligne, le train est réduit à une enfilade de wagons en mouvement ; tout se passe comme si cette locomotive émergeait elle-même du flux synthétique des éléments pour mieux s’y replonger. C’est Michel Serres qui met en évidence la différence de degré entre l’artificiel et le naturel :
La machine se fond, un instant, dans le monde qui lui ressemble, elle passe comme un fléau du temps. L’homme a construit une chose-nature, le peintre donne à voir les entrailles de cette chose, paquets stochastiques, dualisme des sources, clignotement des feux, ses entrailles matérielles, qui sont la matrice même du monde, soleil, pluie, glace, nuages et giboulées19.
Figure 5. Turner, Pluie, Vapeur et vitesse, 1844, huile sur toile, 91 x 122 cm, National Gallery, Londres.
© The National Gallery, London. https://www.tate.org.uk/whats-on/tate-britain/exhibition/turners-modern-world
19La genèse de cette toile n’échappe pas à la méthode du peintre : ressentir l’impression primitive provoquée par les déferlements de la matière naturelle. Turner appréciait le train à vapeur, un jour qu’il voyageait sur la ligne Bristol-Exeter, sous une pluie battante éclairée par la lumière du soleil,
L’artiste vit un train qui arrivait en sens contraire. Il se pencha à la fenêtre et photographia mentalement la scène, qu’il peignit ensuite en l’adaptant à ses exigences20.
20Ce tableau répond aux exigences de Turner concernant ses recherches sur la matière ; cependant la particularité de l’événement déclencheur de la toile ajoute une gageure supplémentaire : montrer aux yeux du public que les effets de la révolution industrielle ne sont pas le signe d’une domination de la nature par l’homme mais que cette révolution s’inscrit dans un processus naturel dans la mesure où ses effets participent, exploitent et amplifient les potentialités créatrices de la matière. Michel Serres ne dit pas autre chose lorsqu’il analyse l’origine de cette révolution :
Qu’est-ce que la révolution industrielle ? Une révolution sur la matière. Elle se passe aux sources mêmes de la dynamique. Aux origines de la force. La force, on la prend comme elle est ou on la produit […]. Turner voit la matière se transformer par le feu. La nouvelle matière du monde au travail, où la géométrie est courte. Tout se renverse, la matière, la peinture triomphant du dessin, de la géométrie, de la forme. Non, Turner n’est pas un pré-impressionniste. C’est un réaliste, proprement un matérialiste. Il donne à voir la matière de 1844 […] et il est le premier à la voir, le premier absolument. Nul ne l’avait vraiment perçue, ni savant ni philosophe et Carnot n’a pas été lu. Qui la connaissait ? Les ouvriers du feu et Turner. Turner ou l’introduction de la matière ignée dans la culture. Le premier vrai génie en thermodynamique21.
Figure 6. Turner, L’Ile de Staffa, la grotte de Fingal, 1832, huile sur toile, 91,5 x 122 cm, Yale Center for British Art (New Haven, Connecticut).
https://britishart.yale.edu/videos/john-baskett-staffa-fingals-cave
21Par suite, Michel Serres corrobore l’analogie entre la nature – matière lumineuse en mouvement constituée des forces énergétiques de ses éléments – et la machine à vapeur – dispositif mécanique exploitant l’énergie des éléments de la matière – par l’analyse du tableau intitulé L’Ile de Staffa, la grotte de Fingal. Cette toile peinte en 1832 a pour motif initial la représentation du bateau à vapeur sur lequel Turner s’était embarqué au large de l’île de Staffa. La mer était tumultueuse et le soleil couchant, voilé par les nuages, annonçait l’orage et la tempête. Cette situation était donc parfaite pour Turner qui représente ce bateau à vapeur comme partie prenante du déferlement des éléments matériels. Michel Serres perçoit dans ce paysage tumultueux une unité où la machine, reproduisant le mécanisme de la nature, peut elle-même devenir le modèle explicatif qui éclaire ce tableau d’un sens nouveau :
Encore une reproduction, un modèle agrandi de sa machine à feu [celle de Turner]. Comment expliqueriez-vous, à supposer que je me trompe, la double source de lumière, si paradoxale à première vue, qui partage en deux les masses nuageuses, la galiote à vapeur restant entre les deux ? Y a-t-il deux soleils aux Hébrides ? […] Non, c’est Carnot qui parle, la Durande écossaise le dit : sa fumée va bien du soleil à l’antre froid. D’un paquet nuageux à l’autre. Et comment expliqueriez-vous la tache rouge microscopique, sur la hanche du vaisseau noir ? La Durande microcosme porte un soleil, le monde entier, au crépuscule, fonctionne à deux sources. Le cosmos machine à vapeur, et inversement22.
Conclusion
22La figuration et l’expression de la vitesse sont bien omniprésentes chez Turner mais elle n’est ni peinte pour elle-même ni pour reproduire des corps en mouvement. Au contraire, la vitesse est pensée comme l’attribut essentiel d’une matière lumineuse en perpétuel mouvement, partant, s’il peint vite c’est pour que son geste soit la perpétuation et l’extension de cette matière. Turner n’est donc ni un pré-impressionniste ni un pré-futuriste exalté par la vitesse ; il est avant tout lui-même, un peintre savant qui fait entrer la peinture dans une nouvelle dimension qui dépasse le jugement de goût dévoilant le beau.
Notes
1 Cité par Lawrence Gowing dans Turner : peindre le rien, éd. Macula, 1994, p. 24. Et l’auteur de préciser : « Son acception du terme [impression] était à l’exact opposé de celle que l’usage a depuis consacré. Il peignait le genre d’impression qui reste gravé des années, voire des dizaines d’années, dans la mémoire. »
2 Tableau exposé à L’Académie Royale de Londres en 1842.
3 Cité par J. Walker, dans Turner et son temps, 1775-1851, éd. Time-Life books B.V. 1973, p. 112. L’authenticité de cette expérience est sujette à caution, peu importe sa véracité, nous en retiendrons la volonté du peintre de se tenir au plus près des manifestations tumultueuses de la nature afin de les « faire passer » sur une toile. D’où la « chute » de sa déclaration : un tableau de Turner n’est pas conçu pour être aimé mais pour être saisi et compris.
4 Nombreux sont les commentateurs qui ont relevé ce dépouillement, à commencer par cette remarque de Laurence Gowing, commentant l’évolution de l’œuvre : « les toiles de Turner se dépouillent effectivement de plus en plus de la substance qui nourrissait le paysage traditionnel ». op. cit. p. 19.
5 Cette conception de la nature est très proche de celle défendue par le philosophe panthéiste John Toland, lequel assigne à l’homme quel doit être son rôle dans l’univers : « Lorsque le même homme aura examiné le ciel, la terre, les mers et la nature de toutes ces choses, d’où elles naissent, où elles vont se rendre, quand et comment elles périssent […], qu’il aura reconnu qu’il n’est point entouré de murailles ni citoyen de quelque lieu particulier, mais de l’Univers entier comme d’une seule et même ville, parmi cette magnificence des choses ; et dans cet examen et cette connaissance de la Nature ; grands Dieux ! Qu’il se connaîtra bien ! ». (Panthéisticon, éd. Le Bord de l’eau, 2006, p. 144.) Ce portrait de l’homme qui se connaît lui-même grâce à l’examen de la nature sied particulièrement bien à Turner.
6 William Hazlitt, On Imitation, Complete Works, vol. IV, p. 76, note 1 ; cité par Gowing, op. cit. p. 26. C’est nous qui mettons des italiques.
7 Lawrence Gowing, op. cit. p. 27.
8 Henri Bergson, La Pensée et le mouvant, éd. P.U.F. édition du centenaire, 1959, p. 1371.
9 Turner, cité par Gowing, op. cit. p. 38.
10 Lawrence Gowing, op.cit. p. 38. (la citation est de Turner).
11 L’astronomie moderne ne peut qu’abonder en son sens puisque la vitesse de la matière éjectée par un Gamma Ray Burst (G.R.B.), c’est-à-dire le phénomène le plus violent et rapide connu dans l’univers, culmine alors à 99,9997 % de la vitesse de la lumière (300 000 km/seconde).
12 « Pour Turner lui-même […], la peinture représente et elle a donc aussi rapport à une vérité et à une connaissance. […] Mais c’est un fait aussi que, dans ses dernières années, l’art de Turner n’implique nullement une fin de la « vérité en peinture » ; il indique plutôt comment l’horizon de cette vérité s’est déplacé de la « connaissance démontrée » (Léonard) de l’objet à l’enregistrement des conditions de sa perception. » Daniel Arasse, Le Détail, éd. Champs Flammarion, 1996, pp. 192 et 193.
13 Michel Serres, Hermès III, chap. III, Peinture, Turner traduit Carnot, éd. de Minuit, 1974, pp. 237 et 238.
14 Lawrence Gowing, op. cit. p. 33.
15 Jean Raimond, La Littérature anglaise, éd. P.U.F., coll. Que sais-je ? 1986, p. 48.
16 On ne découvrit la bibliothèque de Turner qu’après sa mort. Si son contenu est restreint, il est néanmoins révélateur des centres d’intérêt du peintre : la majorité des ouvrages était des recueils de poésie anglaise : Thomson, Young, Walton, Milton, Wordsworth, Byron.
17 Jean Raimond, op. cit. p. 10.
18 Lawrence Gowing, op. cit. p. 10.
19 Michel Serres, op. cit. p. 239.
20 J. Walker, Turner, éd. Ars Mundi, 1990, p. 118.
21 Michel Serres, op.cit. pp. 235 et 236. La thèse de Serres selon laquelle la peinture de Turner traduit les travaux de Sadi Carnot ne manque pas de pertinence. De la même manière que, chez Turner, le mouvement des éléments naturels n’est que le jeu d’un transfert de forces au sein d’un tout qu’est la matière, Sadi Carnot dans ses Réflexions sur la puissance motrice du feu (1824) démontre que la machine à vapeur doit être appréhendée comme un tout, c’est-à-dire un agencement mécanique mis en mouvement par le feu qui répète et amplifie le transfert naturel de la chaleur d’un corps dans un autre, de sorte qu’une puissance motrice peut être obtenue par ce procédé.
22 Michel Serres baptise lui-même le bateau de Turner par ce nom La Durande, en hommage à Victor Hugo. op. cit. p. 238.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Pierre-Jean Truchot
Pierre J. Truchot, agrégé de philosophie, docteur en philosophie de l’Université Paris 1 et chercheur associé au Forellis
Il est l’auteur de différents ouvrages sur l’art, l’esthétique et la création : Paul Bril, deux éternités (Marguerite Waknine, 2013), L’art (d’être) idiot (l’Harmattan, 2018), Le Théorème de Staël (Ou Bien éditeur, 2021), L’Art d’oublier (l’Harmattan, 2022).
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