Censure, histoire et mémoire en URSS :
autour de la seconde guerre mondiale

Par Jean-Marc NEGRIGNAT
Publication en ligne le 27 octobre 2015

Texte intégral

1La chute du régime soviétique a entraîné la disparition du diktat idéologique qui lui était consubstantiel, et a corollairement ouvert aux historiens la possibilité d’étudier le fonctionnement précis de ce régime sur la base d’archives devenues en partie accessibles. En ce qui concerne les institutions et la pratique de la censure, les nombreuses publications de documents occultés1et les travaux de certains chercheurs permettent enfin d’en dresser un tableau beaucoup plus circonstancié. Mais si la levée de la censure représente une véritable émancipation de la connaissance, celle-ci à son tour soulève des problèmes nouveaux. Le travail historique conduit en effet à remettre en cause les mythes cultivés par l’histoire soviétique officielle ; or certains d’entre eux sont profondément intériorisés par les populations parce que, inculqués par la propagande étatique, ils rencontraient en même temps les schèmes de la mémoire collective. Ainsi s’amorce un divorce entre histoire savante et mémoire qui ne peut que susciter des conflits identitaires.

2Réalité de la censure ; conséquences de sa disparition : nous traiterons ces deux aspects à partir de l’exemple de la seconde guerre mondiale. Il se trouve que cet événement capital occupait une place de choix dans la mythologie officielle du régime ; qu’il représenta pour la population du pays un traumatisme considérable, et constitue de ce fait une référence essentielle de la conscience collective ; enfin que cette période a donné lieu ces dernières années, particulièrement autour du cinquantenaire, à un certain nombre de recherches et de controverses.

3La censure dans le système soviétique n’était qu’un des éléments d’un vaste appareil d’endoctrinement et de contrôle idéologique de la société. A partir des premières années trente, à l’abri de frontières hermétiquement closes, l’ensemble des organes d’information, des maisons d’édition, des institutions scolaires, universitaires et de recherche, était entre les mains de l’État, et donc du Parti. La création culturelle était encadrée dans des organisations étatiques exclusives. Pendant toute la période stalinienne, l’ensemble de ces institutions eut pour mission explicite d’élaborer et de diffuser, par delà les variantes de genre, de domaine, de public, la doctrine officielle du parti dirigeant. Cette doctrine se donnait constamment et à tout propos comme vérité globale, cohérente, « scientifique », et comme émanant du développement de la conscience même de la société. Il y avait là une gigantesque entreprise pédagogique qui visait à faire en sorte que la conscience réelle de la société coïncide avec la doctrine de son « avant-garde », le Parti. Cette « rééducation » s’effectuait grâce à la mise en œuvre conjointe d’une terreur politique omniprésente qui, frappant les « ennemis » supposés sans logique apparente, produisait massivement dans les esprits une disposition à la soumission dont le citoyen faisait la preuve en s’identifiant au discours officiel.

4Même si le régime soviétique, y compris à l’époque stalinienne, ne reposait pas sur une pure contrainte, et rencontrait partiellement certaines aspirations sociales ou certains schèmes culturels, le résultat de cette circularité terreur-endoctrinement était bien un consensus forcé. Aussi le risque était-il grand de voir apparaître au grand jour des indices de « survivance de la conscience bourgeoise », c’est-à-dire de non-coïncidence entre les mentalités réelles et le discours officiel. Tel était le terrain sur lequel, dans le domaine des productions écrites et iconogaphiques, les organismes de censure étaient appelés à intervenir.

5D’autre part, la doctrine officielle subissait périodiquement des révisions importantes, liées en général aux tournants stratégiques opérés par la direction du Parti. A chaque fois, il était nécessaire de reconstruire une cohérence d’ensemble, et par conséquent d’effacer la construction antérieure, notamment ses traces écrites ou iconographiques. Il y avait là un terrain favorable aux « déviations », puisque l’ensemble de la population avait été tenu de s’identifier à la version de la doctrine proclamée brusquement « erronée », voire rejetée dans la catégorie des idéologies « ennemies ». C’était là un second domaine caractéristique d’intervention de la censure soviétique.

6La période 1939-1941 est très éclairante quant au mode de fonctionnement global de l’appareil soviétique de propagande auquel la censure est subordonnée. Elle inclut en effet deux tournants majeurs de la politique soviétique ; or le second prit le contre-pied du premier, et la séquence ainsi reniée a été soigneusement occultée pendant les décennies qui ont suivi, et suscite aujourd’hui l’intérêt particulier des chercheurs2.

7A partir de 1934-1935, l’orientation de la direction soviétique au plan international s’était définie comme « antifasciste ». Sans doute y aurait-il beaucoup à dire sur le contenu de cet « antifascisme », mais ce qui nous intéresse ici, c’est que l’ensemble des moyens d’information et des productions culturelles fut chargé de véhiculer la nouvelle ligne, et notamment de former une image négative de l’Allemagne hitlérienne. L’Histoire du Parti Communiste (bolchevik) de l’URSS, manuel unique et obligatoire approuvé en 1938, stigmatisait l’Allemagne comme puissance agressive. Les actualités cinématographiques faisaient régulièrement une place à la guerre civile espagnole, et la presse publiait des reportages de Mikhaïl Koltsov et d’Ilya Ehrenbourg sur l’intervention directe de l’Allemagne et de l’Italie dans le conflit. Plusieurs films antinazis furent réalisés sur des scénarios d’émigrés allemands. D’une manière générale, la presse, le théâtre, le cinéma, la caricature contribuaient à dénoncer les « agresseurs fascistes » et évoquaient plus ou moins explicitement la perspective d’une guerre prochaine – mais victorieuse – avec l’Allemagne.

8La signature du pacte germano-soviétique du 23 août 1939, puis celle, restée secrète, du « traité d’amitié et de délimitation des frontières » du 28 septembre, marquèrent un tournant brutal dans la politique, et donc dans le discours, de la direction soviétique. L’Allemagne, déclara Molotov en substance, était une puissance éprise de paix, et les véritables fauteurs de guerre étaient l’Angleterre et la France ; si l’on pouvait diverger dans l’appréciation de l’idéologie hitlérienne, il était absurde et même criminel de vouloir mener une guerre pour l’anéantissement de l’hitlérisme sous couvert de combat pour la démocratie. Précisons, pour donner tout son relief à ce langage nouveau, que la conclusion de ce pacte libérait stratégiquement Hitler à l’est pour le déclenchement de la guerre, et que le traité annexe prévoyait tout simplement un dépeçage conjoint de l’Europe centrale. C’est ainsi que grâce à son entente avec la « pacifique » Allemagne, l’URSS s’appropria « pacifiquement » dans les mois qui suivirent, le tiers est du territoire polonais, les trois pays baltes, la Bessarabie (actuelle Moldavie) et une partie de la Finlande.

9Très rapidement, l’appareil de propagande fut chargé de mettre en œuvre la nouvelle ligne. Les attaques contre l’Allemagne disparurent des colonnes des journaux, et jusqu’au simple mot « fasciste ». Les rubriques de politique internationale furent soigneusement expurgées de tout ce qui aurait pu froisser le nouvel allié. Les responsables de l’agitation au niveau local durent brusquement modifier leur discours, et certains firent d’ailleurs part de leur désarroi ainsi que de celui de leurs auditeurs. A la Bibliothèque de littérature étrangère de Moscou, les journaux à contenu antifasciste furent retirés du prêt, cependant que des publications nazies faisaient leur apparition. La Direction principale pour le Contrôle du Répertoire et des Spectacles, une des institutions de censure, fut chargée de pourchasser sur les scènes du pays les motifs antifascistes indésirables : 13 220 œuvres furent ainsi passées au crible, et 4 200 interdites.

10Les émigrés allemands furent évidemment affectés au premier chef par la nouvelle orientation. Les écrivains allemands antifascistes, notamment ceux qui collaboraient à la revue Littérature internationale3, furent priés de se reconvertir, et de se ranger sous la bannière de « l’amitié entre les peuples d’Union soviétique et d’Allemagne ». Dans son plan d’émissions de radio culturelles, Alfred Kurella4 appelait ses confrères à « rejeter aussi bien les conceptions antifascistes simplistes que les concessions à la vision fasciste de l’héritage culturel du peuple allemand ». Littérature internationale rompit ses relations avec les antifascistes allemands hors d’URSS, publia des chroniques sur la vie culturelle en Allemagne hitlérienne. En janvier 1941, la Direction de l’Agitation et de la Propagande du Comité central du Parti désigna une commission spéciale pour « vérifier » Littérature internationale. Le principal manquement relevé fut la persistance d’un esprit antifasciste dans un certain nombre d’articles. Il y a là le signe que la soumission des intéressés à la nouvelle ligne n’effaçait pas leurs réserves mentales, mais également l’indice d’une remarquable constance dans la pression censoriale des autorités.

11Les cinéastes eux aussi durent payer leur tribut au « cours nouveau ». Les dirigeants du Comité du cinéma se réunirent en novembre 1939 pour définir les thèmes de scénarios «à recommander» pour les années 1940-41. Il fut « indiqué » d’éviter le thème de l’Allemagne, et de mettre en chantier des films historiques à contenu anti-polonais. Alexandre Nevski, sorti en 1938, et où Eisenstein transfigurait en mythe national une victoire russe sur les Chevaliers teutoniques, fut retiré des écrans. En revanche, le réalisateur se vit confier la mise en scène de La Walkyrie au Bolchoï.

12Ilya Ehrenbourg, écrivain officiel, mais antinazi convaincu, de retour en URSS en juillet 1940 après avoir été témoin de la défaite de la France, voulut publier ses observations sur le danger hitlérien ; il se heurta à un refus catégorique.

13C’est au printemps 1941 que s’amorça un nouveau tournant. Et d’une manière tout à fait typique des pratiques staliniennes, l’annonce emprunta deux voies parallèles : la filière classique des directives et de la machine bureaucratique, et ce qu’on peut appeler la « filière monarchique ».

14Cette dernière passa justement par Ehrenbourg. Le 20 avril, l’écrivain s’était vu signifier par la censure le rejet de son roman La chute de Paris. Or quatre jours plus tard, il reçut un coup de téléphone de Staline en personne, qui lui annonça qu’il appréciait son roman, et notamment la troisième partie (celle qui est consacrée à l’occupation allemande de la France). L’écrivain lui faisant part des « difficultés » qu’il rencontrait pour le faire publier, le Secrétaire général, selon une formule qu’il affectionnait, promit son « aide ». Il était clair que, bien plus que de littérature, il s’agissait d’un changement d’orientation vis-à-vis de l’Allemagne, et la nouvelle s’en répandit rapidement. Et bien entendu, les maisons d’édition furent soudain prises d’un très vif intérêt pour les écrits d’Ehrenbourg.

15Le 5 mai, Staline reçut au Kremlin les élèves des académies militaires, et évoqua dans son allocution la nécessité de passer à une stratégie militaire offensive. Il précisa : « Nous devons restructurer notre éducation, notre propagande, notre agitation, notre presse dans un esprit offensif ». Le texte du discours ne fut pas publié, mais à partir de ce moment, l’ensemble de l’appareil se mit en branle.

16Ainsi, fin mai, furent mises au point des directives pour la restructuration de la propagande politique dans l’Armée rouge. Un rapport de la Direction de la propagande désignait l’Allemagne comme l’ennemi le plus sérieux de l’URSS, et préconisait une stratégie offensive. Des directives pour une propagande dans le même esprit au sein de la population furent élaborées. Elles prévoyaient notamment la publication d’articles sur le régime hitlérien et ses ambitions expansionnistes, la réédition massive d’ouvrages historiques ou romanesques sur les grandes batailles du passé entre Russes et Allemands. Ce programme connut-il ne serait-ce qu’un début de réalisation ? Quelques semaines plus tard, l’attaque allemande créait une situation radicalement nouvelle, où il ne serait plus question ni d’« amitié », ni d’« offensive », mais de résistance.

17Nous pouvons examiner maintenant l’organisation et le travail des institutions de censure proprement dite. C’est en juin 1922 qu’a été créée la Direction principale aux affaires de Littérature et d’Edition auprès du Commissariat du Peuple à l’Education5, en abrégé Glavlit. Cet organisme avait pour mission « la censure préalable obligatoire de toutes les œuvres manuscrites et imprimées, des photographies, dessins et cartes ; la délivrance des autorisations d’édition des ouvrages et périodiques ».

18Dans la période qui nous intéresse ici6, le responsable du Glavlit était un certain N. Sadtchikov. Ouvrier agricole avant la Révolution, il était passé ensuite par les Jeunesses communistes, était devenu permanent du parti, avait été envoyé à l’Université communiste de Leningrad ; à sa sortie, il avait été affecté au Service d’Agitation et de Propagande du Comité du Parti de la région de Leningrad. Nommé en 1938, à l’âge de 34 ans, à la tête du Glavlit, il faisait partie de ces jeunes « promus » issus des couches populaires dont l’ascension fulgurante était due aux vastes purges qui avaient décimé l’appareil dirigeant autour de 1937. Pour ce type d’hommes, idéologie, carrière et dévouement à Staline ne faisaient qu’un, et le zèle inquisitorial était une seconde nature. Peu après son entrée en fonction, le nommé Sadtchikov fit par exemple licencier comme « ennemis du peuple » quatorze fonctionnaires de ses services ; ou encore, il adressa au Comité central et au NKVD un rapport dénonçant certains éleveurs de kolkhozes qui donnaient aux porcs et vaches « des noms politiquement inadmissibles » tels que « Député », « Prolétaire » « Commissaire du peuple » ou « Communard » ; Sadtchikov demandait ouverture d’enquêtes, interdictions de telles pratiques et attribution de nouveaux noms (suggestions jointes) aux animaux concernés…

19Le Glavlit ne relevait que formellement du Commissariat à l’Éducation. Il était en fait sous la tutelle de la Direction de l’Agitation et de la Propagande (Agit-Prop) du Comité central du Parti, institution clé dont dépendait l’ensemble de l’appareil idéologique du pays. A l’époque de la guerre, le responsable de ce service était Alexandre Chtcherbakov, personnage important du régime puisqu’il cumulait ces fonctions avec celles de secrétaire à l’Idéologie du Comité central, de chef de la Direction politique de l’Armée, et de secrétaire du Parti pour la région de Moscou. Précisons qu’il existait au sein du système soviétique une hiérarchie non écrite des institutions centrales, et que le Glavlit – son chef le savait très bien – n’y occupait qu’une place de second rang. C’est ainsi qu’il ne touchait pas à la Pravda, organe central du Parti, laquelle était sous la houlette directe de Staline. En revanche, il pouvait se déchaîner contre des publications de moindre rang, telles que Littérature et art, organe des unions de créateurs, où la censure décela en 1942 une série de « fautes politiques » qui conduisirent au limogeage du rédacteur en chef.

20Les effectifs du Glavlit dans les années d‘après-guerre s’élevaient à 1100 censeurs (appareil central et antennes de province). A cette époque, la moitié d’entre eux avaient un niveau d’instruction secondaire, un quart une formation supérieure.

21Avant d’aborder le travail pratique du Glavlit, il faut préciser qu’il existait en parallèle plusieurs autres organismes de censure. Le Commissariat du Peuple à la Défense avait son propre service de censure militaire, de même que le Commissariat à la Marine militaire. Le Comité principal du Répertoire avait en charge les spectacles de théâtre ; le cinéma était doté d’un Comité du Répertoire spécifique. Enfin, dans chaque revue, journal, maison d’édition, se trouvaient des « rédacteurs » qui intervenaient auprès des auteurs pour la mise au point rédactionnelle de leurs textes ; une partie importante de ce travail consistait évidemment à anticiper les exigences de la censure proprement dite. Une même œuvre subissait donc successivement plusieurs contrôles, ce qui n’excluait d’ailleurs pas les contradictions : il arriva que telle pièce autorisée à la mise en scène par le Comité du Répertoire soit interdite à l’édition par le Glavlit, ou inversement.

22Conformément à cette « civilisation du rapport »7qu’était le système soviétique, le Glavlit était tenu de présenter tous les dix jours, tous les mois, tous les six mois et tous les ans un rapport secret faisant état des documents interdits de publication, et des suppressions et corrections effectuées dans les textes publiés. En outre, la censure, à l’égal de toute autre institution soviétique, sacrifiait au fétichisme de la performance quantitative, ce qui nous vaut un rapport très précis adressé par Sadtchikov à son supérieur Chtcherbakov fin 1944, document qu’il faut citer longuement, car par delà les données chiffrées, il éclaire la mentalité du fonctionnaire soviétique de censure :

Les censeurs de l’édition centrale et de l’édition relevant des républiques, régions et districts, entre le 1er juillet 1941 et le 1er novembre 1944, ont publié (sic) 60 610 ouvrages, 9 245 numéros de revues, 1 140 816 numéros de journaux, soit 1 210 671 unités imprimées… Au cours du contrôle de ces ouvrages, les censeurs ont refusé la publication de 33 441 correspondances de guerre pour motif de préservation de secret militaire ou de secret d’État, et de 10 790 pour motif de caractère politico-idéologique… Sur une période de 40 mois de Guerre patriotique (juillet 1941 à octobre 1944), les collaborateurs de la censure chargés des publications étrangères ont contrôlé au total 670 811 unités imprimées. Sur cet ensemble, les censeurs ont confisqué 30 362 documents à caractère hostile et antisoviétique, et ont transmis 61 188 titres aux institutions habilitées à recevoir les publications étrangères interdites. De nombreux censeurs, dans les difficiles conditions de la guerre, ont montré l’exemple d’une haute vigilance bolchevique dans leur travail. Je vous demande, Alexandre Sergueïevitch8, d’approuver notre requête au gouvernement pour l’attribution d’une distinction à 32 collaborateurs de la censure.9

23Quelle réalité y avait-il derrière ces chiffres ronflants ? Naturellement, un travail « classique », dans un pays en guerre, de censure des informations relevant effectivement du secret militaire, économique, technique. Mais plus spécifiquement, il y avait une censure idéologique, celle qui touchait à l’image publique du régime. Le Glavlit devait ainsi interdire toute mention de la participation d’adolescents ou de membres du personnel médical aux opérations militaires, parce que cette pratique contrevenait aux conventions internationales. Dans un numéro de L’Etoile rouge (quotidien de l’Armée) de mars 1943, le Glavlit fit supprimer un paragraphe évoquant des habitants de la ville de Kharkov qui s’étaient portés volontaires pour aller travailler en Allemagne. « Il est politiquement inapproprié, écrivit le censeur, de publier de telles informations dans la presse non confidentielle. On aurait tout de même pu expliquer que ces gens avaient été réduits à une telle extrémité par les répressions fascistes, la famine et la propagande de Göbbels. » Un article du Faucon stalinien d’août 1943 fut interdit parce qu’il indiquait que des aviateurs soviétiques blessés avaient été tirés de captivité lors de la libération d’une localité par l’Armée rouge. Motif : « Dans tous les textes publiés dans notre presse, il est fait état de l’extermination impitoyable par les Allemands de nos blessés et prisonniers inaptes au travail physique ». L’écrivain Vassili Grossman fut censuré parce que, dans une chronique, il racontait que face à un groupe de soldats soviétiques qui résistaient avec acharnement, les Allemands avaient utilisé gaz et lance-flammes. Le motif avancé fut ici en quelque sorte l’inverse du cas précédent : pourquoi éveiller des appréhensions inutiles chez les soldats ?

24Il faut enfin évoquer ce qu’on peut appeler la « censure sacrale », celle qui concerne les atteintes au nom du « Guide suprême ». Le Glavlit repéra ainsi dans un tract « Stalingrad » orthographiée sans « r » ; cela donne en russe « Staline – canaille »… ou encore une lettre manquante au titre de Staline « commandant en chef », qui devenait ainsi « commandant de merde ». Et on sait que les coquilles de ce type avaient toujours des conséquences dramatiques pour leurs auteurs.

25L’un des résultats du travail conjugué propagande-censure, tel qu’il s’est effectué dans la période de guerre et dans les décennies qui ont suivi, a été la construction d’une mythologie officielle de la « Grande Guerre patriotique ». L’image globale véhiculée par cette mythologie est celle d’une URSS puissance pacifique victime d’une agression barbare, à laquelle répondit un soulèvement patriotique unanime et un sacrifice immense pour remporter la victoire et libérer l’Europe du « fascisme allemand ».

26Cette mythologie s’exprime dans une périodisation particulière : la « Grande Guerre patriotique » n’a commencé qu’en 1941. La période 1939-1941 est celle d’un simple traité de non-agression signé avec l’Allemagne parce qu’il s’était avéré impossible de conclure une coalition anti-hitlérienne avec les puissances occidentales, plus anti-soviétiques qu’anti-hitlériennes, et parce que l’URSS n’était pas prête et voulait se ménager un répit. Les accords de partage de l’Europe centrale sont niés ; ce qui s’est déroulé, c’est la « libération de l’Ukraine occidentale et de la Biélorussie occidentale » du joug des « hobereaux polonais » ; c’est le vote des parlements des trois pays baltes demandant leur adhésion à l’URSS. Le tournant intervenu dans la propagande au cours de ces deux années, et que nous avons analysé plus haut, est soigneusement occulté.

27Le 22 juin 1941 a eu lieu l’« attaque perfide » des fascistes allemands. La « résistance héroïque » de l’Armée rouge n’a pas pu empêcher les « victoires temporaires » de la Wehrmacht, dues à l’insuffisante préparation soviétique et à l’absence d’un second front en Europe. Et en dépit du fait que l’URSS supportait seule le poids de la guerre contre Hitler, est intervenue à l’hiver 1942-43 la victoire décisive de Stalingrad, qui a inversé le cours de l’histoire. Le 9 mai 1945 a marqué la Victoire totale, obtenue grâce à un sacrifice du peuple soviétique hors de proportion avec l’effort de guerre des Alliés.

28L’image du « peuple soviétique » est celle de l’unanimité, de l’identification sans nuages entre le peuple et les dirigeants, entre les nations composant l’URSS, entre la position vis-à-vis du régime et l’engagement patriotique, entre sentiments individuels et fidélités collectives.

29Cette mythologie officielle était bien entendu diffusée dans la population par les multiples canaux de l’appareil idéologique, et la censure veillait à sa reproduction. Ceci concernait notamment la recherche historique, toujours contrôlée de très près par le régime. La communauté des historiens, tous obligatoirement membres du parti, était d’ailleurs des plus conformistes. Les rares audacieux qui tentaient de s’évader hors des sentiers balisés étaient sévèrement rappelés à l’ordre. Ce fut le cas en 1965 d’Alexandre Nekritch, auteur d’un ouvrage qui évoquait sans fard la véritable débâcle de l’Armée rouge face à l’attaque allemande de juin 1941, et s’interrogeait sur les responsabilités des dirigeants, et bien entendu de Staline, dans cette catastrophe. Ce livre10, bien que déjà publié, autrement dit autorisé par le Glavlit, fut condamné par l’Institut du marxisme-léninisme, retiré des bibliothèques et interdit, et des sanctions disciplinaires furent infligées à son auteur.

30D’autre part, la seconde guerre mondiale a marqué une convergence nette entre les objectifs du régime – se maintenir – et les aspirations de la population – chasser l’envahisseur –, et a conduit à une large identification de la société au régime. Si l’appareil de propagande a nécessairement modelé la mémoire collective réelle, la mythologie officielle à son tour a repris sur de nombreux points des schèmes façonnés par la mémoire collective de l’expérience de la guerre, des schèmes de ce qu’on pourrait appeler la « mythologie spontanée ».

31Pour toutes ces raisons, il existait une sorte de continuum histoire savante – mythologie officielle – mémoire collective, dans lequel la « Grande Guerre patriotique » apparaissait comme un fondement incontestable de fierté nationale, un support d’identité, un événement véritablement sacralisé.

32Or, depuis dix ans maintenant, la recherche historique s’est libérée du contrôle idéologique ; les historiens ont accès à de multiples archives jusque là tenues secrètes, ils ont la possibilité de traiter des questions et d’avancer des hypothèses auparavant exclues11. Le résultat est bien entendu que la mythologie officielle est sérieusement mise à mal, mais cette remise en cause heurte tout autant les stéréotypes de la mémoire collective.

33L’historien Youri Afanassiev a analysé par exemple12les enjeux de l’interprétation des événements de l’année 1939, en particulier du pacte Hitler-Staline et des « protocoles secrets » (sur le partage des zones d’hégémonie). En 1989 dans les pays baltes, dans le climat de montée des sentiments nationaux, de très nombreux historiens baltes combattaient pour que soit reconnue officiellement par les autorités soviétiques l’existence de ces « protocoles secrets », ce qui n’était le cas que de rares individualités du côté des historiens russes. Les Baltes parlaient d’« occupation « pour désigner ce que l’idéologie officielle présentait encore comme « libre adhésion à l’URSS » ; aux yeux des Russes, historiens ou non, l’usage de ce terme n’était qu’une tentative de légitimer les tendances séparatistes des Baltes. Aucun historien russe ne parlait d’« annexion » des pays baltes ; aucun ne considérait cette annexion, ou encore la « réunion à l’URSS » de l’Ukraine-Biélorussie occidentales et de la Bessarabie comme une participation directe de l’URSS à la seconde guerre mondiale.

34Depuis lors, l’évolution a été considérable, mais le décalage ci-dessus est loin d’être annulé. En 1995, observe Afanassiev, le pacte et ses dispositions annexionnistes ne peuvent plus être mis en doute, ni par les historiens, ni par l’opinion publique. Les Russes reconnaissent à contre-cœur que le séparatisme balte a des justifications, mais ils ne peuvent s’empêcher de le considérer comme une amputation de territoires conquis et assimilés par leurs ancêtres depuis le XVIIIe siècle. Ce n’est pas une libération, c’est un événement malheureux qui leur a été imposé, et qui ne saurait contribuer à la redéfinition par la Russie de son identité. Aux yeux des Russes, le pacte est un événement important, sans plus. Pour les Baltes, au contraire, l’annexion par l’URSS, puis les déportations qui ont suivi, enfin la politique d’immigration délibérée de Russes vers ces régions sont les moments successifs d’une véritable catastrophe nationale. C’est de ce point de vue qu’on peut comprendre – même si on la désapprouve – l’aspiration des Baltes à une affirmation nationale qui annule les conséquences de la parenthèse soviétique, et par exemple l’intention initiale des Lettons et des Estoniens de ne pas accorder la citoyenneté aux immigrés russes de cette période, ou du moins d’en soumettre l’octroi à des conditions très restrictives.

35Autre problème clef évoqué par Afanassiev, celui des semaines qui ont précédé et suivi l’attaque allemande, et au-delà, celui de la véritable stratégie de la direction soviétique au cours de cette guerre. Le fait que, dans les premières semaines d’hostilités, plus de trois millions de soldats et officiers soviétiques aient été faits prisonniers, et par la suite en grande partie exterminés, était rarement admis, y compris dans les années quatre-vingts13. Lorsqu’il l’était, il était attribué à l’« impéritie criminelle » de Staline, qui n’avait pas su parer à l’attaque allemande, alors qu’il en avait été informé.

36Or ces dernières années, l’accès à certains documents capitaux et la levée de la censure historiographique ont conduit un certain nombre d’historiens à se convaincre du fait que la véritable stratégie de l’URSS n’avait rien à voir avec la version qui en était proposée par la propagande et l’histoire académique soviétiques (et qui était reprise presque universellement). Un ensemble convergent de documents tend en effet à établir que, vers le printemps 1941, la direction soviétique s’orientait d’une stratégie défensive vers une stratégie offensive, resituée dans une perspective globale d’« expansion du socialisme aux dépens du capitalisme ». La catastrophe militaire de l’été 1941 s’expliquerait dès lors par le fait que l’attaque allemande intervint à un moment où le plan de déploiement défensif était annulé, alors que le plan offensif n’était pas encore mis en œuvre sur le terrain. Certains historiens vont même jusqu’à penser que cette stratégie offensive aurait épargné au pays des millions de vies humaines, et que la principale erreur de Staline est de ne pas en avoir pris l’initiative.

37Sur ces deux questions (pacte de 1939; véritable stratégie soviétique), les enjeux historiographiques sont considérables, et au-delà mettent en cause des représentations de l’histoire profondément ancrées. Par exemple, à la périodisation « soviétique officielle » indiquée plus haut, il faudrait substituer la suivante :
– 1939-1941 : participation effective de l’URSS à la guerre aux côtés de l’Allemagne, début de mise en œuvre de plans d’« expansion du socialisme » (pays baltes, Ukraine occidentale, etc.)
– A partir du 22 juin 1941, face à l’invasion allemande, la guerre devient effectivement « libératrice et patriotique «.
– A partir du moment où les troupes soviétiques dans leur contre-offensive franchissent les frontières d’avant 1939, la guerre qu’elles mènent perd son caractère libérateur, car, certes, elles chassent les nazis, mais c’est pour imposer aux pays d’Europe centrale et orientale le modèle soviétique et l’inféodation à l’URSS.

38Cette vision des choses est partagée depuis longtemps – du moins en secret – par les historiens et les opinions publiques des ex-pays socialistes d’Europe centrale. Elle n’est pas non plus nouvelle en Occident. Mais aux yeux des Russes, il n’y a là rien de moins qu’une révision fondamentale du rôle de leur pays dans l’histoire européenne du XXe siècle. Et si cette conception n’a plus aujourd’hui à redouter aucune censure institutionnelle, elle se heurte aux survivances de stéréotypes soviétiques très ancrés, et au-delà, à la sacralité de la « Grande Guerre patriotique ». C’est cette sacralité, enracinée dans le sacrifice authentique de millions de soldats et civils, qui appelle l’unicité de la « cause », empêche la conscience collective de la diviser, conformément à la froide raison historienne, en guerre patriotique d’une part, guerre d’expansion de l’autre. On peut voir là une belle réussite de la censure idéologique soviétique, qui, certes, n’a pas ménagé sa peine. On peut voir dans cette prégnance du mythe la persistance d’une certaine représentation séculaire du statut d’« élection » de la Russie dans le monde, victime privilégiée et de ce fait même porteuse d’une vérité universelle.

39La question qui se pose finalement est de savoir si la vision russe de la seconde guerre mondiale se rapprochera ou non de la vision européenne. La fonction de la censure soviétique, expression concentrée du régime, était de verrouiller une réponse négative. Sa disparition a ouvert le débat.

Notes

1  De nombreuses revues scientifiques (et périodiques de toute sorte) publient des documents d’archives. La revue Voprosy literacy (Questions de littérature) (Institut de littérature mondiale de l’Académie des sciences de Russie) comporte depuis 1990 une rubrique particulière, Les documents témoignent, touchant la vie littéraire de la période soviétique (censure, répression, etc.). Certains éditeurs publient en volumes, voire en collections, des documents d’archives sur des personnages, des événements, des questions auparavant occultés ou défigurés. La collection Russie inconnue–XXe siècle, par exemple, en est à son quatrième volume.

2  Nous empruntons ici la plupart de nos informations à Vladimir Nevejine, « Metamorfozy sovetskoï propagandy v 1939-1941 godah » (« Les métamorphoses de la propagande soviétique dans les années 1939-1941 »), Voprosy istorii (Questions d’histoire) n° 8, 1994, Moscou, Académie des sciences de Russie, p. 164-171.

3  Publiée en plusieurs langues, notamment l’allemand.

4  Alfred Kurella (1895-1975), écrivain allemand, membre du P.C. depuis 1918 ; vécut en URSS de 1934 à 1954 ; devint un apparatchik de la littérature et fit preuve d’un zèle inquisiteur particulièrement marqué.

5  Le mot « literatura » en russe désigne toute production écrite, pas seulement les Belles Lettres ; un « Commissariat du Peuple » est l’équivalent d’un Ministère.

6  Nous puisons ici dans Guennadi Kostyrchenko, « Sovetskaï tsenzura v 1941-1952 godah » (« La censure soviétique dans les années 1941-1952 »), Voprosy istorii, n° 11-12, 1996, Moscou, Académie des sciences de Russie, p. 87-94.

7  Nicolas Werth et Gaël Moullec, Rapports secrets soviétiques. 1921-1991, Paris, Gallimard, 1994, p. 16.

8  Chtcherbakov.

9  Cité par Kostyrtchenko, op. cit., p. 92.

10  Alexandre Nekritch, 1941, 22 iyunia, Moscou, Nauka, 1965. Traduction française : L’Armée rouge assassinée. 22 juin 1941, Paris, Grasset, 1968.

11  Voir par exemple Youri Afanassiev (Textes rassemblés par), Drugaïa voïna. 1939-1945 (L’Autre guerre. 1939-1945), Moscou, Université russe des Sciences humaines, 1996, 492 p. (Recueil de 21 articles, essentiellement d’historiens russes, illustrant les nouvelles approches historiographiques de la guerre).

12  Youri Afanassiev, « Drugaïa voïna : istoria i pamiat’ », Drugaïa voïna. 1939-1945, op. cit.., p. 15-31.

13  Au point que les premiers historiens à avoir étudié ce problème ont été des historiens… allemands.

Pour citer ce document

Par Jean-Marc NEGRIGNAT, «Censure, histoire et mémoire en URSS :
autour de la seconde guerre mondiale», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue papier (Archives 1993-2001), Censure(s) et identité(s), Écriture, propagande et identité nationale, mis à jour le : 27/10/2015, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=384.

Quelques mots à propos de :  Jean-Marc NEGRIGNAT

Maître de Conférences (Etudes slaves) à l’Université de Poitiers. Spécialiste de civilisation russe et d’histoire du communisme soviétique, il est l’auteur d’une thèse en sociologie politique intitulée Avoir été communiste : analyse d’autobiographies (Silone, Sperber, Koestler, Löbl). Ses recherches récentes portent sur les rapports entre l’expression culturelle et l’expérience historique du soviétisme, et plus généralement sur l’histoire culturelle de l’URSS.