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Censure et autocensure chez les institutrices en Angleterre au début du vingtième siècle
Par Susan TROUVÉ
Publication en ligne le 27 octobre 2015
Texte intégral
1Parmi les possibles définitions de la « censure » on pourrait inscrire le contrôle imposé de faits (écrits, actes) susceptibles de troubler l’ordre social, moral ou politique. Toute tentative de rupture d’équilibre, de remise en cause de la chose établie pourra donc être censurée de façon explicite – par l’interdiction –, ou de façon implicite – par le refoulement, le refus de passer à l’acte. Vu sous cet angle, le maintien d’une cohésion sociale implique une censure constante dont l’objet est d’éviter des désagrégations, des déséquilibres. Evaluer dans quelle mesure le renforcement de la cohésion sociale est redevable à l’institution scolaire revient donc à faire état de la censure qui entre en jeu dans cette institution. En Angleterre, l’immense majorité du peuple fut instruite au niveau élémentaire ; ce fut grâce à l’enseignement primaire que la culture de masse1 a pu être infléchie grâce au message véhiculé dans l’école par les enseignants, et que le contrôle social a pu s’exercer à grande échelle. Or la constitution et l’expression d’une cohésion nationale sont tributaires de leurs moyens. La formation des élites et de l’idéologie nationale dans les « public schools » (écoles des élites de la bourgeoisie), dont le modèle fut reproduit dans tout le système scolaire anglais, est connue. De même, le message véhiculé par les livres scolaires a été bien analysé2. Moins bien connu est l’instrument de diffusion de ce message qu’est le maître. En effet, le contenu du message est également conditionné par son support. En d’autres termes, le message véhiculé est transmis par l’instituteur et reçu par les enfants. L’état de ces deux pôles est déterminant quant à la transmission et la réception du message.
2On ne peut donc étudier un message sans savoir en l’occurrence comment et par qui il est transmis. Le rôle des enseignants, vecteurs de la transmission sociale dans la période qui précède et qui suit la première guerre mondiale, leur statut, leurs conditions de vie méritent donc d’être étudiés. On examinera la composition du corps enseignant afin de déterminer les biais par lesquels la censure peut s’établir. Les incidences de la structure même de la profession sont, comme nous le verrons, multiples. Les conséquences de la féminisation de l’enseignement primaire au début du siècle en Grande-Bretagne se traduisent en particulier par une occultation de la transformation du métier, du moins jusqu’en 1914. Cette censure par le « silence » s’accompagne d’autre part d’une absence d’adhésion de la majorité des institutrices aux manifestations visibles de la montée des femmes3. Afin de pouvoir examiner le degré de censure ou d’auto-censure chez les femmes enseignantes, il faut faire parler les chiffres et se livrer à une étude structurelle de la profession. L’état civil de la profession (sexe, âge, situation de famille, diplômes, recrutement, salaire, appartenance syndicale) constitue un indicateur privilégié qui permettra l’analyse du type de censure, d’en mesurer la portée et d’estimer sa contribution à la cohésion nationale.
3Un recrutement massif avait été nécessaire pour répondre aux besoins créés par l’extension du système éducatif anglais depuis 1870. Une progression rapide et croissante fut maintenue pendant 40 ans : 27 500 recrues de 1870 à 1880, 32 000 de 1880 à 1890, 41 000 de 1890 à 1900 et 48 000 de 1900 à 1910. Cette croissance exceptionnelle ne put avoir lieu que sous deux conditions de taille : la féminisation et la déqualification de la profession. Au début du siècle, selon les statistiques gouvernementales, 61% des 54 038 enseignants élémentaires enregistrés étaient des femmes4. Si l’on ajoute ces enseignants non titulaires sans contrat, pas même stagiaires, et employés à la semaine et par économie qu’était les supplementaries, cette proportion atteint 81%5. A la lecture du Times Educational Supplement cette vérité paraît totalement occultée. De 1911, date du début de publication, à 1919, c’est-à-dire en neuf ans de publication, c’est à peine si les problèmes concernant l’immense majorité des enseignants « primaires » sont mentionnés quatre fois : or il s’agit rien moins que de la question du mariage et du droit des supplementaries qui n’avaient pas accès aux pensions de retraites. L’élargissement quantitatif de la base de la pyramide démographique dans la profession se traduisit par un recours massif à la main d’œuvre féminine et s’accompagna d’un déclin de la qualification au niveau du recrutement6. Tous ces faits furent totalement occultés par l’hebdomadaire national.
4Le bas niveau de qualification qui accompagnait cette féminisation était pourtant flagrant. En 1900, 55% des enseignants avaient été qualifiés (certificated), mais seulement 12,5% avaient reçu une formation professionnelle supérieure. Alors que le nombre d’hommes ne dépassait pas la barre des 40% à cette époque, plus des deux-tiers de ceux-ci étaient qualifiés. A l’inverse, seulement 46% des 39 000 femmes l’étaient. Parmi les qualifiés, seulement 28% des hommes et 2,7% des femmes étaient passés par les training college7s. Les autres avaient obtenu leur qualification soit en tant que candidat libre, soit par inspection. En d’autres termes, un instituteur sur dix avait reçu une formation professionnelle supérieure alors que seulement deux femmes sur cent pouvaient se réclamer d’une telle formation. Qui plus est, ces chiffres ne tiennent compte que des enseignants sous contrat et excluent les 20 000 enseignantes engagées à la semaine, supplementaries, majoritairement et par définition sans qualification ni formation, à qui l’on confiait souvent les classes des plus jeunes enfants8.
5Comme le financement des écoles venait des comtés et des districts, les districts pauvres et peuplés ne pouvaient financer leurs écoles autant que les régions aisées9. Certaines instances cherchèrent à réduire la charge de la masse salariale en recrutant des enseignants peu qualifiés ou pas du tout. De surcroît, l’inégalité des salaires étant également en vigueur dans les métiers de l’éducation, ces mêmes instances étaient naturellement enclines à engager de préférence des femmes. Celles-ci furent souvent des supplementaries qui recevaient environ trente livres par an, payées à la semaine et sans garantie d’emploi. Leur recrutement dépendait de trois conditions seulement : avoir plus de 18 ans, avoir obtenu l’agrément de l’inspecteur, et être vaccinée. Alors que 25% des enseignants dans certains comtés ruraux appartenaient à cette catégorie (31% pour le Herefordshire, 26% dans le Dorset et le Norfolk) on trouvait seulement 10% des effectifs dans les régions industrielles et urbaines10. Les supplementaries fournirent 9% des effectifs totaux en 1895 et presque 12% en 1899. En 1906 la moyenne nationale avait atteint 14%. Si l’on y ajoute les jeunes filles apprenties (17,5%) et les femmes assistantes (18%), un total de 47,5% des enseignants en 1899 étaient des femmes sans certificat d’aptitude professionnelle11. La dotation inégale de l’administration locale influa donc sur le nombre des femmes engagées et sur leur niveau d’études.
6L’accès à la profession d’instituteur subit des changements dans la décennie édouardienne (1901-1910). Alors qu’auparavant le monitorat, « pupil-teacher system », était censé fournir une formation adéquate aux postulants et palliait à bas prix les besoins en enseignants, un parcours plus exigeant fut mis en place à partir de 1905 obligeant des candidats boursiers à prolonger leur scolarité au delà de l’instruction élémentaire dans les écoles secondaires payantes avant de suivre les cours des écoles de formation spécifique, training colleges. Ces changements furent critiqués parce qu’ils remplaçaient un système d’expédients, de fortune, par un luxe auquel seule une minorité pouvait accéder12. Les instituteurs, tout comme les clercs, provenaient de la lower middle-class et y restaient – si l’on en juge d’après leur niveau de vie (voir tableau 2). Ils avaient leurs origines sociales dans l’aristocratie ouvrière, chez les boutiquiers, les aubergistes et les artisans13. Le temps requis pour une formation non-rémunérée (les bourses subvenaient aux frais uniquement) était difficilement acceptable pour l’équilibre budgétaire d’un ménage. D’ailleurs les enfants étaient au contraire mis au travail au plus tôt. Dans un tel contexte on comprend que le recrutement massif ait eu un effet pervers. Au lieu de renforcer le niveau d’études des futurs instituteurs, ce système les encourageait à écourter leur formation. Tout en acceptant un poste d’enseignant non-qualifié, ils – et surtout elles – passaient l’examen de qualification en externe. Ceci réduisait d’autant leurs chances de le réussir et augmentait le nombre d’enseignants sous-qualifiés en poste. Cette première forme de censure, qui touchait en premier les jeunes femmes entrant dans la profession, fut donc de taille.
7A cela s’ajoute une deuxième forme de censure à l’entrée de la profession. Des facteurs d’âge et de situation de famille viennent se greffer sur ces inégalités de qualification, de formation et d’administration locale. Au début du siècle les Local Education Authorities interdisaient aux femmes d’enseigner quand elles étaient mariées14. Cette censure sociale fut renforcée à certaines périodes, et au refus d’embauche s’ajouta parfois le licenciement des femmes mariées15. Le travail salarié féminin était considéré comme un luxe, pour ne pas dire comme une hérésie, selon certains, dès lors que le mari subvenait aux besoins du ménage. A partir de 1922 la pratique qui consistait à écarter les femmes mariées fut généralisée afin de favoriser l’emploi de jeunes hommes et de jeunes femmes à moindre coût. Le mariage enlevait donc à la profession un nombre assez important de femmes mûres, expérimentées, dont le partenaire, qui jouissait du droit de vote, lui conférait un statut social honorable. Ne restaient dans le métier que des jeunes filles (la moitié des institutrices avait moins de 25 ans au début du siècle, résultat inéluctable du recrutement massif), et des « vieilles filles », sans statut social ni droits politiques. Rares étaient en fin de compte les institutrices qui, mariées à des instituteurs, avaient été engagées en même temps que leur mari là où le marriage bar n’était pas en vigueur, et bénéficiaient à la fois d’un emploi stable et du statut enviable de femme mariée.
8L’examen d’une grille de salaires datant de 1912 (voir tableau 2) nous renseigne un peu plus sur la condition faite aux femmes enseignantes. Avant la grille nationale imposée en 1922 (Burnham committee), les salaires variaient d’un comté – ou district urbain – à l’autre. L’ampleur des variations géographiques était accentuée par les différences au niveau local. Dans douze des treize régions pour lesquelles des données ont été publiées, les maîtresses qualifiées et formées dans les écoles normales recevaient le même salaire que les maîtres qualifiés mais sans formation. Il n’y avait pas besoin de message plus clair pour dissuader les femmes de passer par la « voie royale » interne en vue d’obtenir une qualification, et pour leur faire comprendre qu’il leur suffisait de se contenter de passer l’examen de qualification externe, ou d’obtenir leur qualification par inspection. La formation « normalienne » ne leur donnait aucun avantage. Des plaintes des femmes sur cet état de faits commençaient à se faire entendre.
Pourquoi des femmes capables devraient-elles servir en maintes occasions sous les odres d’un directeur à demi compétent, travailler deux fois plus et être payées moitié moins, et ce qui est presque aussi désolant, recevoir un salaire inférieur à celui de leurs collègues masculins du même grade ?16
9L’écart entre les salaires des hommes et des femmes, observable à tous les niveaux, est instructif. En bas de l’échelle se trouvaient les institutrices non-qualifiées, en haut les directeurs d’école. Le salaire minimum, constaté dans une école du district de Birkenhead, était dix fois inférieur à la rémunération maximale d’un directeur d’école à Londres. En dehors de Londres et de Cardiff, les directrices d’école gagnaient au maximum le salaire d’un directeur débutant dans les districts les mieux dotés. Les salaires de début et de fin de carrière dans chaque grade variaient pour les femmes à des taux se situant entre 58% et 92% du salaire équivalent masculin.
10Ces écarts étaient sensiblement les mêmes dix ans plus tôt dans le comté d’Oxford et à Leeds pour les directeurs et les directrices d’école17. Quand on examine le nombre de ceux qui, dans chaque catégorie, perçoivent ces salaires, on constate également une injustice salariale flagrante (voir tableau 3). A Oxford, en 1904, sur 246 directeurs et directrices d’école dans le comté, le décalage est frappant, avec 24% des directrices gagnant moins de £89 contre 13% des hommes percevant des salaires aussi dérisoires, et 8% des directeurs gagnant £150 ou davantage par an, alors qu’aucune femme n’atteignait de tels niveaux de salaire. Les directrices étaient pénalisées par le fait que le salaire dépendait des effectifs. Or les écoles de filles étaient rarement aussi grandes que les écoles de garçons. Et il était exceptionnel de nommer une femme directrice d’un établissement mixte, ce qui fermait une autre voie de promotion. L’autorité, le pouvoir de décision, étaient considérés comme des attributs masculins et ne pouvaient pas être délégués à des femmes, sauf dans de rares exceptions. Dans ces cas, les femmes ainsi promues étaient dès lors considérées comme assexuées. Vers la fin de cette période, des critiques furent émises contre l’emploi de directrices dans les écoles mixtes, alors que cette pratique, de plus en plus fréquente, était considérée, et pour cause, comme économique18 ! Les institutrices furent donc victimes d’une censure sexuelle, et en raison de leur statut social, d’une censure générique.
11Malgré ces multiples différences, ces écarts, ces injustices, il semble n’y avoir eu que peu de mouvements de protestation. Le mouvement général pour l’amélioration des salaires, dont la grève des écoles dans le Herefordshire en 1914 fut la manifestation la plus médiatisée, ne faisait pas état de ces inégalités de traitement. Quelle raison y a-t-il à cela ? Les instituteurs, qui cherchaient alors à faire reconnaître leur statut professionnel auraient mis en péril leur propre situation confortable si on avait insisté sur le nombre et sur le statut des femmes dans la profession. On peut également évoquer la notion de salaire familial, dont la mise en œuvre donnait lieu parfois à des situations aberrantes : non seulement les deux membres d’un couple enseignant ensemble, mais parfois trois voire quatre membres d’une même famille employés dans la même école. Ce fut le cas de la famille Holmes nommée en 1894 avec un salaire unique de Directeur, pour le mari, la femme et leur fille (femme et fille étaient institutrices), à l’école élémentaire de Great Rissington, près de Cheltenham dans les Cotswolds19. Sur les cinq directeurs nommés en 20 ans, quatre purent faire engager leur femme comme supplementary. La femme enseignante était souvent perçue non pas comme un individu mais comme un élément de l’ensemble enseignant, dirigé par le directeur-mari et père. Il serait instructif d’évaluer le nombre de ces couples et de ces familles d’enseignants par rapport au corps professionnel dans son ensemble. Une telle situation n’empêcha nullement les inspecteurs de critiquer le niveau d’instruction de certaines enseignantes qui n’avaient ni qualification ni formation, et pour cause ! Cette forme d’autocensure que représenta l’absence de réaction devant l’injustice salariale et hiérachique peut trouver en partie son explication dans les préjugés et les mœurs de l’époque. Dans la mesure où elle travaillait sous la direction de son mari titulaire, sous tutelle pédagogique et morale de son époux, le travail d’une femme enseignante sans qualification était juridiquement toléré et moralement tolérable. C’est seulement parce qu’elle était chaperonnée par son mari lorsqu’elle se présentait dans le lieu public restreint qu’est l’école que la femme, assignée au foyer par la morale commune, était autorisée à en sortir. C’était une forme de censure morale qui avait cours dans tous les milieux, même les plus démunis20. Le travail féminin était accepté jusqu’au mariage, ou dans les cas où le foyer était dépourvu de soutien masculin. Autrement dit, l’indépendance financière et sociale des femmes n’était admise que très rarement, et encore, seulement chez les femmes instruites, issues des classes moyennes avec l’assurance que leur conféraient et leur éducation et leurs moyens.
12Il serait faux cependant de dire qu’il n’y eut aucune réaction de protestation devant les différences constatées dans la grille des salaires. La lecture du Times Educational Supplement ne laisse rien paraître, pour diverses raisons, qui vont de l’indifférence, du manque de considération à l’opposition pure et simple. Cette censure par le silence semble avoir été efficace. Pourtant un lobby féminin existait bel et bien avant 1900, et s’était constitué en association, le « Equal Pay League » dès 1904 à l’intérieur du puissant syndicat, le National Union of Teachers (N.U.T.) Le travail de l’association aboutit à la formation d’une fédération nationale d’institutrices (dont le premier congrès eut lieu en 1910) qui, se fondant sur les mouvances « suffragistes » à l’intérieur du N.U.T., élargit le débat pour la parité des salaires en le transformant en un combat politique21. Mais le travail à l’intérieur du syndicat ne réussit pas à faire fléchir les instances dirigeantes, et la sécession en 1920 du syndicat féminin entérina cet échec22.
13Au début du siècle, une enquête sur la sous-représentation des femmes dans les rangs syndicaux donna comme explication de cette absence l’éloignement géographique et l’isolement moral des institutrices rurales. On mentionna aussi le cas de couples de pédagogues où seul le mari cotisait au syndicat – c’était la version syndicale du salaire unique23. Il faut également prendre en compte la censure opérée par le syndicat qui ne recrutait que parmi les enseignants qualifiés afin d’augmenter les chances de reconnaissance du statut professionnel des instituteurs par les instances politiques. Cet élitisme excluait d’office une grande partie des membres féminins de la profession, sous-qualifiés par rapport à leurs collègues masculins. Majoritaires dans le syndicat depuis 190424, les enseignantes furent néanmoins incapables d’en influencer la politique, notamment au sujet du droit au travail des femmes institutrices et des droits des femmes en général. La nomination d’une femme à la présidence du syndicat en 1911 ne fut qu’un leurre. Avec 58% des membres du National Union of Teachers en 191225 les femmes n’arrivaient pas à avoir le nombre de délégués nécessaires pour soutenir des résolutions en faveur de l’égalité des traitements et l’extension du droit de vote aux femmes. Des débats houleux furent suivis par le rejet des résolutions lorsqu’on en vint au vote aux congrès de 1911 à 191426. La question de la sous-qualification reçut un meilleur accueil auprès du syndicat qui militait en faveur d’une amélioration générale du niveau de qualification des enseignants dans sa lutte pour la reconnaissance d’un statut professionnel. On exigea à la fois un arrêt de l’embauche des supplementaries et un niveau minimal de qualification par école : un enseignant certifié en plus du directeur pour 70 élèves, et l’interdiction d’accéder au poste de directeur dans les petites écoles (moins de 40 élèves) sans être certifié. Les mesures devaient prendre effet à partir du 1er août 191427. Malheureusement l’engagement des hommes dans l’armée y mit fin et le nombre de femmes dans les écoles ne put qu’augmenter28 alors que le niveau de qualification baissa de nouveau par la force des choses.
14Déconsidérées, sous-qualifiées, sous-représentées, mal-rémunérées, que fallait-il de plus pour décourager les femmes et diminuer leur combativité ? En outre, il faut aussi tenir compte d’un facteur sociologique important qui contribue à l’autocensure que s’imposent les femmes enseignantes. Issues des classes ouvrières ou de la petite bourgeoisie, les institutrices cherchaient surtout à s’en différencier. Si le salaire était bas, il était tout de même plus élevé que les dix shillings par semaine (vingt-six livres annuelles) que gagnaient la moitié des ouvrières en 1906, selon le ministère du Commerce et de l’Industrie (Board of Trade). Certes, une classe de soixante élèves n’était pas une sinécure, mais une semaine de cinquante-quatre heures en usine était sûrement plus dure29. Comparées à leurs collègues masculins, les institutrices avaient sans doute de quoi se plaindre ; salaires inférieurs, absence de responsabilités, absence totale de perspectives de carrière, manque de reconnaissance professionnelle, etc. Mais elles pouvaient aussi vouloir se distinguer de leurs mères et de leurs sœurs restées ouvrières ou domestiques. L’autocensure prend ainsi aussi bien des allures de conformisme que d’autosatisfaction. Les institutrices pouvaient se flatter d’avoir réussi à s’émanciper de l’usine, d’avoir obtenu un statut et un salaire, de s’être, le plus souvent, hissées dans la hiérarchie sociale. Il eût été de bien mauvais aloi de se plaindre d’inégalités à l’intérieur de leur profession dans ces conditions, alors que, tout autour d’elles, à l’extérieur de la profession, on enviait leur réussite. On comprend mieux alors comment les avancées politiques de l’après-guerre, qui accordaient le droit de vote aux femmes anglaises, ne furent pas accompagnées d’avancées sociales pour les institutrices, notamment dans le domaine de l’égalité des salaires30, et pourquoi le statut social des institutrices importait tant.
15L’examen de la composition de la profession d’enseignant révèle donc à la fois combien la censure implicite des femmes fut forte, et comment on en arriva là. Le poids démographique de la population féminine dans la profession contribua à accentuer une forme d’exclusion sociale et professionnelle, en même temps qu’elle en fut le révélateur31. On peut conclure avec Sheila Rowbotham32 que les enseignâtes furent elles aussi occultées de l’histoire et par l’histoire. N’ayant pas réussi à imposer l’égalité des traitements qu’après la deuxième guerre, leur action dans la profession resta méconnue, et pour cause, puisqu’elle avait été passée sous silence dans les publications majoritaires. La censure historiographique se greffa sur les censures sociale, politique et professionnelle qui avait eu cours au début du siècle, renforçant la structure sociale existante, tout en permettant à un nouveau groupe social de se constituer – sans toutefois lui accorder tous les droits, ce qui aurait perturbé le statu quo cette forme prophylactique de la censure avait maintenue la cohésion nationale.
Table 1 . Qualification des enseignants par sexe en 1899Source :Board of Education Report 1900-1901, Parliamentary Papers, XIX, 27dans Horn, 1978, p. 103, chiffres calculés par l’auteur
Table 2. Grille des salaires 1912 - échantillon rural et urbainSource : Times Educational Supplement, 2 avril, 1912 County Councils : Chester, Devonshire, Essex, Lancashire, London. County Borough Councils : Birkenhead, Birmingham, Bradford, Bristol, Cardiff, Hastings, Leeds,
WestHam. + Obligation d’obtenir la qualification avant 5 ans
16En gras: les salaires les plus élévés. En italiques gras : les salaires les plus bas
17Note : Pour situer ces salaires il faut noter qu’à la fin de l’époque édouardienne (c. 1910) un ouvrier industriel recevait en moyenne £75 par an. Dans les classes moyennes, le salaire annuel moyen d’un homme était de £340. C’est-à-dire qu’en termes de salaire, les instituteurs étaient un peu mieux lotis que les ouvriers, mais seulement l’élite des enseignants élémentaires pouvaient aspirer au niveau de vie des classes moyennes. (Roberts, R. 1973, p. 18)
Notes
1 Sur la notion de « culture populaire » en Angleterre voir Richard Hoggart, The Uses of Literacy, London, Penguin, 1957 (1958) et Robert Roberts, The Classic Slum. Salford Life in the First Quarter if the Century, (Manchester, 1971) Harmondworth, Penguin, 1973 ; du même auteur, ARagged Schooling, Manchester, Mandolin, 1984 (1976).
2 S. Baudemont, L’Histoire et la légede dans l’école élémentaire victorienne,Klincksieck, 1980.
3 Non pas qu’elles furent absentes des combats pour le droit de vote ou du syndicalisme – ce fut le métier le plus représenté dans les mouvements pour le droit au vote et le National Union of teachers fut l’un des trois syndicats nationaux avec le plus grand nombre de membres femmes.
4 Board of Education Report, 1900-1901, Parlementary papers, XLX, 27.
5 P. Horn, Education in Rural England 1800-1914, Dublin, Gill & Macmillan, 1978, p. 76.
6 S. Trouvé, « La féminisation de la profession d’enseignant au début du siècle : raisons et conséquences », Centre de Recherche en Civilisation britannique, Congrès de la Société des Anglicistes de l’Enseignement Supérieur, Université de Rennes II, mai 1998.
7 Chiffres calculés à partir des données du rapport du Board of Education pour l’année 1900-1901 parus dans P. Horn, 1978, p. 103
8 a. Roberts, « The Development of Professionalism in the early stages of éducation », British Journal of educational Studies, 1976, XXIV, 3, 254-264.
9 S. Trouvé, « The Victorian inheritence of English elementary school teachers », Heritages, Colloque du groupe de Recherche en Etudes Anglophones du Mans, Université du Maine, avril 1998.
10 P. Horn, « The Recruitement, rôle and status of the Victorian country teachers », History of Education, 1980, 9, 2, p. 135.
11 Calculé à partir des données du Tableau 1, Qualification des enseignants par sexe en 1899, voir infra.
12 Times Educational Supplement, 2 mai 1911. Malgré des places gratuites réservées (25%) financées par les County Councils pour les boursiers, et des bourses pour les transports, les livres, le prix de l’uniforme était souvent prohibitif.
13 Voir en autres, R. Roberts, Classic Slum, p. 17 ; Cl. Collet, Educated Working Women. Essays on the Economic Position of women Workers in the middle Classes, 1902, p. 53 cité par H. kean, Deeds not Words. Rhe lives of suffragette Teachers, London, Pluto, 1990, p. 2.
14 Interdiction qui ne fut pas restreinte à l’enseignement mai engloba tout le fonctionnariat à une certaine époque.
15 Voir A. Oram, Women Teachers and feminist Politics, London, Routledge, 1996, Ch. 3.
16 « Why should capable women teachers be compelled in many cases to serve Under semi-capable Headmaster, to work twice hard and receive half their pay and, almost as galling, to receive less pay than assistant masters of the same grade ? », Editorial dans Woman tTeacher, 12 septembre 1911.
17 P. Horn, Village of Education in Oxfordshire, Oxford Record Society, 1979, et P.H.J.H. Gosden, The Evolution of a profession, Oxford, 1972, cités par Horn, 1980.
18 S. Trouvé, « Les institutrices : un double combat, professionnel et politique », 1918-1928-1998, La Participation des femmes à la prise de décision politique en Grande Bretagne et ailleurs, Colloque du CESCIB, Paris VIII, novembre 1998. Les critiques furent motivées par des raisons aussi bien pédagogiques que politiques.
19 M. Boyes, A Cotswold Village School from Victorian Times, Cheltenham, Rissington Local History Society, 1997, p. 54-57, p. 69.
20 R. Roberts, 1973.
21 H. Corr, « Sexual Politics in the national Union of Teachers 1870-1920 » dans Penny Summerfield (dir.), Women, Education and the Proffessions, History of Education Society Occasional Publicacation, n° 8, 1987.
22 Kean, 1990.
23 A Great Risington, les Davies et les Holmes recevaient un salaires joint de £75 en 1890 et £90 en 1894 respectivement. Tableau 2 Nominations à Great Rissington 1890-1912 dans S. Trouvé, « la féminisation… », Rennes, mai 1998.
24 35% (11 101) en 1895 mais 63,5% (27 413) en 1904 suivant une campagne de recrutement destinée aux femmes. Corr, p. 58 ; Lee Holcombe, Victorian Ladies at work, 1973 (cité par Corr, p. 54) donne un chiffre de 36 793 ou 19% en 1896 (du nombre total d’enseignantes recensées en 1891). En 1914, il y avait un total de 88 376 syndiqués des deux sexes sur environ 160 000 enseignants du cycle élémentaire, Times Educational Supplement, May 5, 1914.
25 Horn, 1985, p. 61.
26 Times Educational Supplement, May 5, 1914 ; et Corr, op. cit.
27 Ibid., April 7, 1914 ; Oram, op. cit.
28 The Times, january 1, 1916, Review of the Year.
29 Roberts, R. 1973, p. 76. Un maximum hebdomadaire qui ne fut imposé qu’en 1914 pour l’industrie. Trevor May, An Economic and Social History of Britain 1760-1990, Paris, Longman, 2nd éd., 1995.
30 Voir S. Trouvé, « Les institutrices : un double combat… », novembre 1998 pour un examen comparatif de la situation des institutrices anglaises et françaises à cet égard.
31 Nous n’aborderons pas ici l’exclusion politique, autre facteur à prendre en considération lorsqu’on examine la cohésion nationale.
32 Sheila Rowbotham, Hidden from History, London, Pluto, 1973.