Quels fondements pour une didactique
des langues : entre cognition et énonciation ?

Par Agnès BRACKE
Publication en ligne le 17 septembre 2018

Texte intégral

1Aujourd’hui, en didactique, Piaget, Vygotski, Bruner sont à la mode. La difficulté de la didactique à trancher entre fondements technico-théoriques et incantations de figures mères (ce qui convient très bien à un discours qui serait éternellement programmatique) fait que ces trois noms tendent parfois à masquer le travail opéré par la suite. C’est oublier les recherches de Wallon. C’est aussi oublier que les travaux sur la métacognition, sur les protocoles rédactionnels, sur la psycholinguistique sont pourtant bien là. Sans renier l’apport des grands psychologues des apprentissages, la didactique — si elle veut conserver des modèles crédibles au fondement de l’action — doit sans cesse affiner les modèles en question, les enrichir. C’est à une contribution de cette sorte que nous voudrions participer ici.

2Pour ce faire, nous proposons de croiser le concept d’énonciation avec ceux issus d’un modèle vygotskien. Une telle tentative suppose que l’on réponde à quatre questions : (a) que retenons-nous du modèle vygotskien et avec quels apports brunériens ? (b) quel concept d’énonciation mobilisons-nous ? (c) comment agençons-nous des travaux psychologiques, donc essentiellement expérimentaux, et des travaux linguistiques, donc essentiellement descriptifs ? (d) quelle validité épistémologique (ce qui inclut le mode de vérification de la validité elle-même) pouvons-nous accorder à la construction résultant du croisement des concepts vygotskiens (revisités à la lumière de Bruner, 1985) avec les concepts d’énonciation ? Etant donné le peu de place dont nous disposons, la question (c) ne sera pas abordée ici et les questions (a), (b) et (d) ne seront qu’évoquées.

3Le modèle vygotskien est fondé sur l’idée que les processus cognitifs sont produits par des acteurs sociaux dans des activités sociales (Vygotski, 1934/1985). Les recherches en psycholinguistique et en didactique des langues qui s’en inspirent, accordent un rôle prioritaire, pour l’acquisition, à un emploi de la langue comme instrument à finalité sociale. Ainsi, l’accent est mis sur la responsabilité, de la part de l’apprenant, dans la gestion du discours et dans l’enjeu communicatif, dépassant, de ce fait, la simple production de formes langagières. En effet, dans un processus d’apprentissage, l’élève ne reproduit pas le système préétabli de la langue mais construit une structure qui lui est propre. Ceci prolonge la théorie vygotskienne qui considère que la structuration des connaissances ne se développe pas sur un mode séquentiel basé sur l’accumulation mais sur une re-structuration interne de l’ensemble des fonctions. La prise en charge par l’apprenant est donc fondamentale et permet de développer des compétences linguistiques et communicationnelles. Ce développement nécessite un travail cognitif de type métalinguistique. Ce dernier est effectué par l’intermédiaire d’activités communicatives réalisées au cours d’un apprentissage en collaboration (collaborative learning) qui peut être du type “ collaboration entre apprenants ” ou du type “ collaboration enseignant-apprenants ” telle que la définit Vygotski (1934/1985) à travers le concept de zone proximale de développement et Bruner par la notion d’accompagnement ou d’étayage (scaffolding process). Ces auteurs insistent sur le rôle constitutif de l’expert (enseignant ou élève ayant un développement plus avancé) qui effectue un travail de tutelle en développant une démarche d’accompagnement, sollicitant un travail métalinguistique de l’élève sur la langue.

4Cette approche socio-cognitive peut être croisée avec la théorie de l’énonciation développée par Culioli, selon laquelle “ l’énonciation se définit comme une suite d’opérations permettant de construire des valeurs référentielles à travers des systèmes de repérage par rapport à la situation d’énonciation ” (Culioli, 1990). L’énonciation repose donc sur des processus mentaux et des représentations. C’est une construction progressive qu’effectue le sujet en confrontant et en ajustant son système de représentation à celui du co-énonciateur et à la situation d’énonciation, à l’aide de différents repères : repère de personnalité (“ je-tu / il ” de Benveniste, 1966 ou triplet de Damourette et Pichon, “ locutif-allocutif-délocutif ”) ; repères de temporalité (la triade “ moi-ici-maintenant ” que Damourette et Pichon, nomment le nynégocentrisme) ; repère situationnel et repères conceptuels. Ainsi, dans la situation d’énonciation, le locuteur “ s’approprie ” le schéma formel de la langue en utilisant des indices spécifiques, les unités déictiques (moi-ici-maintenant) et organise ses énoncés à travers des systèmes de repérage.

5Cette combinaison (approche socio-cognitive et approche énonciative) peut servir de modèle en didactique des langues car elle permet à l’élève de se situer en tant qu’énonciateur effectif en langue maternelle et en langues étrangères, ce qui le transforme en “ apprenant ” (en référence à Vygotski) et non en simple producteur d’énoncés sur le monde dont le mode d’évaluation ne serait que vériconditionnel. Ainsi, l’apprenant, en situation d’énonciation, doit prendre en charge ses énoncés. Ces activités énonciatives, si elles sont réalisées sur un mode de collaboration, défini plus haut, incitent l’apprenant à effectuer un travail cognitif de type métalinguistique portant sur les opérations d’énonciation. Ceci lui permettra de structurer ces compétences linguistiques et communicationnelles. Ce travail qui se situe sur un plan inter-psychologique (cf. la loi génétique du développement de Vygotski, 1934/1985), assure l’accès progressif à une certaine autonomie de la part de l’élève. Ce dernier adoptera, par la suite, une véritable “ posture énonciative ” faisant appel à une activité épilinguistique (Gombert, 1990) sur un plan intra-psychologique, c’est-à-dire une activité d’auto-évaluation portant sur la structuration et l’ajustement de ses énoncés par rapport à la situation d’énonciation et aux objectifs visés dans la prise de parole.

6Pour conclure, nous voudrions évoquer la question de la validité épistémologique accordée à la construction résultant d’un tel croisement. La théorie de l’énonciation de Culioli et les concepts qui la sous-tendent permettent de considérer le sujet énonciateur comme un acteur social qui prend en charge son rôle d’acteur. Ceci a pour effet de réconcilier le sujet avec la conception matérialiste du langage de Vygotski.

Pour citer ce document

Par Agnès BRACKE, «Quels fondements pour une didactique
des langues : entre cognition et énonciation ?», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue papier (Archives 1993-2001), Questions d'épistémologie en didactique du français, DES EXEMPLES DE RECHERCHES CONTEMPORAINES : TEXTES DES COMMUNICATIONS PRÉSENTÉES SOUS FORME D’AFFICHE, mis à jour le : 17/09/2018, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=645.

Quelques mots à propos de :  Agnès BRACKE

Prépare une thèse en psycholinguistique, intitulée : « Deixis et structuration des concepts ». L’objectif est d’étudier la relation entre les concepts quotidiens (liés à un positionnement énonciatif) et les concepts scientifiques (selon la distinction établie par Vygotski en 1934).