Le portfolio, un instrument au service de la littératie des futurs enseignants

Par Sabine VANHULLE
Publication en ligne le 17 septembre 2018

Texte intégral

1La recherche exposée ici met en œuvre une synergie1 entre un Institut d’enseignement supérieur pédagogique et le Service de pédagogie expérimentale de l’université de Liège, dans un travail longitudinal où une classe d’étudiants aura été suivie entièrement depuis la première année de formation (1997) jusqu’à la fin (juin 2000).

2On peut introduire notre problématique de départ à partir des trois propositions suivantes :

31. Les élèves belges francophones éprouvent des difficultés en lecture / production de textes, dans le primaire et dans le secondaire (14 et 15 ans).

42. Ces difficultés concernent des opérations mentales élaborées : inférer, mobiliser des connaissances antérieures pertinentes, anticiper, garder des informations en mémoire, questionner ou rédiger un texte en fonction de projets précis…

53. Le cout cognitif de ces opérations est tel que les élèves doivent se sentir motivés à s’engager dans l’activité textuelle.

6En amont des opérations cognitives qui les caractérisent, ces processus sont profondément influencés par le type de relation qu’entretient l’élève avec la langue écrite, selon son héritage, ses habitus sociaux et culturels. Cela élargit notre problématisation de départ :

74. L’engagement des élèves dans les activités de lecture-écriture est fonction de leur rapport socio-individuel à l’écrit.

8Partant, la médiation par l’enseignant du rapport des élèves à la langue écrite porte non seulement sur des processus cognitifs, mais également sur des affects, des motivations, des représentations.

9Dans les modules que nous créons, des dispositifs déjà éprouvés sont transmis aux enseignants en formation (à travers des exposés, des vidéos, des propositions de séquences didactiques à expérimenter) : activités d’enseignement explicite, stratégique ou réciproque de la lecture, cercles de lecture, ateliers d’écriture, etc.

10Cependant, il ne suffit pas de communiquer aux futurs enseignants des connaissances et des techniques. Pour que celles-ci prennent réellement sens, il importe qu’ils puissent entrer eux-mêmes dans un véritable processus d’appropriation et d’autoconstruction professionnelle. Afin de faciliter d’entrée de jeu la démarche (auto)réflexive, la recherche invite les étudiants à construire, au fil de leurs trois années de formation, un portfoliode leur propre développement dans le domaine de la langue écrite et de leur propre réflexion à propos de son enseignement-apprentissage.

11Quel est l’impact de facteurs affectifs, motivationnels, psychosociaux, sur le lire-écrire ou sur la littératie (ce terme désigne des degrés de maitrise et des relations particulières à la langue écrite vécue comme médium pour construire des significations) des personnes ? Comment gérer à cet égard l’hétérogénéité des élèves ?

12Pour aborder ces problèmes, les étudiants sont conviés à chercher ensemble des pistes théoriques et didactiques à partir de documents d’experts, et à échanger leurs idées et expériences en vue de construire de nouvelles connaissances, faire le point sur les conceptions personnelles préalables que ces nouvelles connaissances transforment ou enrichissent, s’appuyer sur les nouveaux acquis pour commencer à élaborer des activités qu’on expérimentera ensuite dans des classes, et qu’on évaluera et réajustera en partant d’incidents critiques ou de difficultés éprouvées par les enfants. On travaille également sous forme d’ateliers d’écriture où les uns et les autres s’entraident dans la définition pour chacun d’objectifs de maitrise de la langue écrite, dans la réécriture et l’autoévaluation des compétences acquises ou à développer. Pour le futur enseignant, ces ateliers sont eux-mêmes porteurs de questions et d’informations sur ce que signifie, précisément, toute conquête de l’écrit en termes de compétences et de stratégies indispensables, et de prises de risques dès lors que l’on est autorisé à se définir comme “ auteur ”, comme “ sujet écrivant ”.

13Dans leur portfolio personnel, les étudiants rassemblent des textes qu’ils produisent à partir des travaux collectifs. En particulier, des récits d’expériences de formation et des textes de conceptualisation sont produits selon quatre axes :

14• l’autobiographie dans le domaine de la littératie (qui suis-je, aujourd’hui, comme lecteur et auteur de textes ? Quel est mon parcours par rapport à cette facette de mon identité ?) ;

15• l’autoévaluation des connaissances et compétences (où j’en suis dans tel domaine de la langue écrite, par rapport à telle ou telle compétence ? quels objectifs je me donne ?) ;

16• la manipulation critique et créative des connaissances (écrire sur des sujets théoriques, schématiser, organiser ses idées, les mettre à distance, les amplifier…) ;

17• l’autoguidage professionnel (faire le point sur des situations vécues dans des classes, noter ses décisions, en évaluer l’impact, etc.).

18Le portfolio sert de base à des coévaluations, à des régulations formatives avec l’équipe de recherche-formation et à des interévaluations avec les pairs. Il se situe au croisement des démarches collectives (on crée des savoirs communs de référence) et individuelles (chacun conquiert et décline ces savoirs selon sa propre architecture mentale). Il sert de support à une évaluation formative continue au sein des apprentissages.

19À consulter les portfolios, on constate que les formes de la réflexivité sont aussi diversifiées qu’il y a d’individus dans la communauté d’apprentissage qui s’est instituée au cours des trois années. Cette communauté est parvenue à élaborer des discours communs, des savoirs pratiques de référence. Entre autres, la prise de conscience du rôle fondamental de l’enseignant dans l’accès des élèves à la littératie, de l’influence des activités qu’il propose et de la façon dont il les gère et met en scène, est maintenant bien partagée par les étudiants.

20Il s’agit à présent d’étudier le cheminement réflexif propre à chacun. Le but de cette dernière étape sera de jeter quelques bases pour l’accompagnement et l’évaluation formative dans un dispositif de ce type, centré sur le mouvement qui relie la socialisation des maitres à leur développement professionnel singulier. L’analyse de la démarche d’écriture réflexive porte simultanément sur les contenus et sur les modalités discursives, tels qu’ils évoluent et se transforment au fil du temps. Le rôle du récit d’expérience dans l’appropriation de pratiques et de concepts doit également être étudié. Enfin, des liens sont à effectuer entre les éléments inhérents au dispositif (comme les interactions structurées entre pairs), et l’appropriation décelable dans les textes réflexifs individuels.

21La théorisation se fonde sur des concepts vygotskiens. On s’interroge notamment sur les effets des dispositifs de socialisation et des régulations individuelles que nous tentons d’élaborer en tant que zones de proche développement, dans leurs facettes externe et interne, et sur la fonction des médiations sémiotiques – nos interventions, les textes, les portfolios – dans un processus qui vise la construction d’identités professionnelles en même temps que la formation d’acteurs potentiels de changement dans le système éducatif.

Notes

1  Il s’agit de l’institut pédagogique primairede Theux (Haute école ISELL , Liège) où Anne Shillings, professeur de français et de didactique du français, est notre partenaire principale.

Pour citer ce document

Par Sabine VANHULLE, «Le portfolio, un instrument au service de la littératie des futurs enseignants», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue papier (Archives 1993-2001), Questions d'épistémologie en didactique du français, DES EXEMPLES DE RECHERCHES CONTEMPORAINES : TEXTES DES COMMUNICATIONS PRÉSENTÉES SOUS FORME D’AFFICHE, mis à jour le : 17/09/2018, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=660.

Quelques mots à propos de :  Sabine VANHULLE

Licenciée-agrégée en philosophie et lettres, maitrise en psychologie sociale appliquée, doctorante en sciences de l’éducation. Chercheure au Service de pédagogie expérimentale à l’université de Liège. Elle a publié : « Concevoir des communautés de lecteurs : la gestion de la classe dans une didactique interactionniste », La gestion de classe, Revue des Sciences de l’éducation, (1999, XXV, 3, 651-674) ; à paraitre, « Le portfolio, un instrument au service de la littératie des futurs enseignants » ...