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Regards d’un linguiste sur la didactique
Par Georges LÜDI
Publication en ligne le 17 septembre 2018
Texte intégral
1N’étant ni épistémologue, ni didacticien, ni français, ni spécialiste de l’enseignement de la langue maternelle, ni membre de l’Association pour le développement de la recherche en didactique du français langue maternelle, le regard que je vais jeter dans ce qui suit sur les excellentes présentations et sur les débats riches et stimulants des derniers jours va nécessairement être externe, ponctuel et personnel. Il focalisera sur la relation entre les acteurs, la relation entre la didactique et les disciplines annexes — dont la mienne, la linguistique appliquée —, les formes d’intervention ainsi que les méthodes d’analyse de la didactique, et terminera sur une remarque concernant la relation entre la didactique et le contexte à l’intérieur duquel elle opère. L’arrière-plan de ces observations est constitué par une longue expérience de recherche et de formation d’enseignants dans les domaines du plurilinguisme, des langues en contact et de l’acquisition du français langue étrangère. La Suisse plurilingue constitue, en effet, un véritable laboratoire de recherche à ce propos avec ses quatre langues nationales (une seconde langue est obligatoirement enseignée dans toutes les écoles du pays à partir de la 4e/5e classe de l’école primaire), avec le grand nombre d’alloglottes (8,9 % selon le recensement fédéral de 1990) et le nouveau défi constitué par le souhait de nombreux politiciens, dirigeants économiques, parents d’élèves et élèves de donner la priorité à l’anglais langue seconde aux dépens des langues nationales.
2Une première réflexion concerne les relations entre les acteurs. Les rôles des enseignants, formateurs d’enseignants et chercheurs au sein d’un système éducatif sont différents ; il serait contreproductif de vouloir gommer ces différences et l’on exigera légitimement, dans un premier temps, que chacune des trois fonctions soit réalisée avec un maximum de professionnalisme. On acceptera ainsi, par exemple, le souci des chercheurs, manifesté à plusieurs reprises durant ces journées, de rester des « professionnels de la recherche ». Mais cela ne justifie ni un cloisonnement strict, ni une hiérarchie entre les trois types d’acteurs telle qu’elle caractérise encore trop souvent les (auto-)représentations de part et d’autre. Un bon enseignant est capable de conceptualiser et de contrôler lui-même les processus en classe de langue ; former des praticiens, ce n’est pas les entrainer à mettre en œuvre un certain nombre de techniques, mais les autonomiser, leur apprendre à conceptualiser leur propre pratique, à construire eux-mêmes leur propre « boite à outils ». Ainsi, les ateliers didactiques organisés dans la cadre de la formation initiale des enseignants de langue à l’université de Bâle visent-ils la « pratique réflexive ». Des groupes d’enseignants en formation continue et d’étudiants en voie de formation initiale sont accompagnés par des chercheurs dans des activités d’observation et d’analyse d’activités en classe. L’enseignant chevronné assume en même temps le rôle d’expert-formateur et d’apprenti-chercheur, l’étudiant prend contact avec la pratique tout en s’investissant dans une recherche sur le mode de l’observation participante ; dans des tandems d’enseignants et de chercheurs, chacun apporte son expertise sur un plan d’égalité et de respect mutuel. L’idée de base est d’une part de professionnaliser l’enseignement à l’aide d’une dimension réflexive, mais aussi de tenir compte, dans les activités de recherche, des points de vue et de l’expertise des enseignants.
3Ces réflexions prennent tout leur sens si l’on songe au fait que la didactique est une discipline carrefour qui se caractérise par sa finalité pratique, qui répond à la demande sociale d’optimiser les effets du travail sur les apprentissages. Dans le domaine des langues, il est reconnu depuis Wilhelm von Humboldt au début du 19e siècle que l’on ne peut pas enseigner les langues dans le sens étroit du terme, que les compétences langagières sont construites par les apprenants eux-mêmes dans le cadre d’un travail cognitif. Enseigner une langue dans un sens plus large signifie alors créer des conditions appropriées pour que ce travail cognitif puisse se dérouler de façon optimale ; l’enseignant fonctionne comme une espèce de « coach ». Plus récemment, on a mis l’accent sur l’importance capitale de l’interaction des apprenants entre eux et avec des natifs (ou un enseignant jouant au natif) dans l’acquisition des compétences langagières ainsi que sur le fait que les processus d’apprentissage sont socialement situés. Optimiser ces processus constitue la tâche de la didactique. Elle représente une discipline avec ses propres champs et objets constitutifs, mais dont les outils conceptuels sont souvent empruntés aux sciences connexes, par exemple la linguistique, la psychologie cognitive, la sociologie des connaissances, etc. Il ne s’agit donc pas d’abord d’inventer des concepts nouveaux, d’ajouter une nouvelle discipline à un catalogue sans doute déjà beaucoup trop volumineux, mais de subordonner les concepts empruntés à un cadre théorique propre, à une « logique didactique », voire une « mentalité didactique » comme le formulait une participante. On peut très bien admettre, par exemple, que les psychologues mettent l’accent sur la dimension cognitive de l’acquisition d’une langue, que les sociologues focalisent sur les enjeux de l’apprentissage des langues sur un « marché linguistique » particulier, que les linguistes s’intéressent à la dynamique de l’interaction entre apprenants et natifs et notamment aux formes et fonctions du recours à un répertoire plurilingue, par exemple sous forme d’alternances codiques ou « code-switching ». Aborder ces phénomènes avec une mentalité didactique signifierait alors les repenser dans la perspective du rôle qu’ils peuvent jouer en classe de langue. Non seulement on subordonnera leur étude à l’objectif, mentionné plus haut, d’optimiser l’acquisition par un travail didactique ciblé ; mais on s’attèlera en particulier à la tâche d’étudier l’interdépendance entre ces phénomènes, l’effet qu’une intervention sur les uns (par exemple les représentions sociales des acteurs sur l’acquisition/enseignement des langues) peut avoir sur les autres (par exemple, les processus cognitifs).
4Ceci offre par ailleurs d’intéressantes possibilités de rétroaction sur les sciences connexes elles-mêmes, dans mon cas la linguistique. Ainsi, les concepts traditionnels du locuteur-auditeur idéal et de la langue standard (dans le sens de « bon usage ») sont-ils actuellement remis en question à la lumière de travaux sur les répertoires hétérogènes, asymétriques et dynamiques des apprenants. Prenons encore l’exemple de la Suisse. Selon le « Concept Général pour l’Enseignement des Langues » de 1998, il faut développer les répertoires linguistiques des élèves dans la direction d’un plurilinguisme fonctionnel en partant des compétences unilingues ou plurilingues existantes. En même temps, on admet qu’« il ne peut toutefois être du ressort de l’instruction obligatoire de transmettre des connaissances linguistiques “parfaites”. L’école doit plutôt avoir une “fonction incitative”. Elle doit […] dispenser des connaissances de base immédiatement applicables (également des compétences partielles) que les apprenant(e)s peuvent au besoin développer de manière autonome ». On renonce ainsi explicitement au mythe de ce que Léonard Bloomfield appelait « native like control », à savoir une compétence quasi-native dans une autre langue en faveur de l’acquisition d’un répertoire plurilingue varié et dynamique, où le niveau des compétences partielles acquises varie selon les besoins et les aptitudes. En tenant compte, ajoutera-t-on, d’une appréciation réaliste de ce que l’école peut fournir et a toujours fourni. Ces considérations reposent sur de nombreux travaux descriptifs qui ont révélé que les compétences de la plupart des personnes plurilingues, même adultes, sont en effet très inégales. Les linguistes se sont mis à documenter les formes d’emplois de la langue en situation « exolingue » (c’est-à-dire entre non-natifs et natifs) et en ont tiré des conséquences pour l’élaboration de leurs modèles (psycho-)linguistiques de la compétence. En d’autres termes, des concepts-clés d’une des « sciences de référence » sont en train de changer sous l’impact des réflexions sur les opérations d’élargissement des répertoires linguistiques qui sont au centre de la logique didactique. Avec le Portfolio européen des langues, le Conseil de l’Europe offre d’ailleurs, aujourd’hui, un instrument pour valoriser de telles connaissances asymétriques (par exemple, celles d’une jeune fille au pair ayant acquis, à Montréal, un langage familier canadien plutôt que le français standard, celles d’un jeune migrant de deuxième génération ayant des connaissances limitées à l’écrit dans sa L1, ou celles d’une physicienne possédant une compétence de lecture limitée en russe (mais pas de compréhension orale) qui lui permet de lire des textes scientifiques — mais pas des romans —).
5En admettant que la tâche de la didactique est celle d’optimiser le travail de « coaching » de l’enseignant, se pose la question des formes d’intervention de la didactique dans les pratiques ordinaires de l’enseignement. Un consensus semblait régner ces derniers jours sur le fait qu’il s’agit d’abord et avant tout d’éviter que les enseignants soient dépossédés de leurs propres savoir-faire, qu’il faut au contraire rendre ces derniers explicites, rendre les enseignants conscients de leur propre pratique, etc. Aussi, une source importante de la recherche didactique est-elle constituée de questions qui proviennent des praticiens ; et une des formes d’intervention didactique représente la réponse à ces préoccupations. Mais il s’agit aussi d’évaluer les pratiques ordinaires et de remplacer celles qui se révèlent peu efficaces, voire caractérisées par une mauvaise relation entre coûts et bénéfices, par des pratiques innovatrices. Ainsi a-t-on pu démontrer, pour ne citer qu’un seul exemple, l’efficacité réduite d’une logique interactive « mécanique ». Celle-ci est fondée sur des séquences stéréotypées « ire », à savoir Initiation contraignante (question, requête) de l’enseignant, Réaction/réponse de l’élève ainsi que Évaluation de la part de l’enseignant, sur des questions fermées ou « display » (auxquelles on peut souvent répondre de manière très minimaliste) et sur une asymétrie entre les tâches conversationnelles des apprenants et des enseignants (seuls les derniers choisissent le topic, organisent les tours de parole, etc.). Cette logique est manifeste dans une leçon de littérature en français langue seconde dans un lycée suisse, analysée dans Pekarek 1999 (à lire de gauche à droite) :
I initiation contraignante |
R réaction / réponse |
E évaluation |
P : je vous présente là un petit texte historique. veuillez bien XX .. de Pizarro qui était un des navigateurs […] [tu présentes] un petit résumé en tes propres paroles |
E : eh un conquistateur espagnol est arrivé en . Pérou avec ses hommes et des chevaux et après .. après être |
P : oui mmh |
P : qui vivait là ? |
E : des incas |
P : des indiens ou bien des incas |
P : dont le chef était ?[5s.] |
E : [atahualpa] |
P : oui .. |
6Or, les apprenants, même avancés, ont souvent de la peine à intégrer des moyens langagiers et des savoir-faire dans la dynamique de l’interaction verbale (savoir réaliser des tâches linguistiques complexes, « apprendre à apprendre ») parce qu’il leur manque précisément un ensemble de savoir-faire interactifs : entamer et clore un dialogue, exposer ou défendre un point de vue, introduire ou changer un thème, attirer et maintenir l’attention de l’interlocuteur, etc. C’est précisément ce que l’on apprend dans le cadre d’une logique créative d’échange communicatif où les topics sont co-gérés, les interventions des enseignants non contraignantes, où prédominent les questions d’information et ou le jeu des tours de parole est localement négocié entre tous les acteurs. On notera par ailleurs qu’une analyse détaillée d’un ensemble de leçons fonctionnant sur l’un ou l’autre mode a montré que dans la logique mécanique, les interventions des élèves sont significativement plus brèves, lexicalement moins riches et syntaxiquement moins élaborées et ainsi moins propices à l’acquisition tout court (Pekarek 1999). Il s’agit, maintenant, de traduire ces connaissances dans des interventions didactiques appropriées. On tentera, ce faisant, d’éviter deux pièges qui ont passablement envenimé les relations entre recherche et pratique dans le passé. D’une part, une attitude éthique de la part des chercheurs sera indispensable ; ils seront conscients de leur responsabilité face aux apprenants, qui ne doivent en aucun cas être condamnés au rôle de cobayes pour expérimenter de nouvelles formes d’enseignement, voire de nouveaux concepts qui risquent de se révéler inutiles — comme cela a été trop souvent le cas dans le passé. D’autre part, il ne faut pas oublier que les enseignants ne sont pas des consommateurs de recettes, mais des partenaires dans ce processus. Et que toute intervention est contextuellement située. Le contexte n’est pas seulement cantonal, mais aussi national. Ainsi, des enseignants suisses ne se résoudront-ils jamais au simple rôle de récepteurs de prescriptions et de maximes ; tout au plus les interventions didactiques leur serviront-elles de « carte et de boussole » leur permettant de trouver eux-mêmes, par un propre effort innovateur, leur chemin dans la jungle du système éducatif. Plutôt que d’amener un Ministère à prendre des décisions, il s’agira, dans un tel contexte, de convaincre les acteurs eux-mêmes de l’intérêt de la nouveauté, et ceci par des arguments, non par des arrêtés. D’où la pertinence des ateliers didactiques mentionnés plus haut, mais aussi d’institutions telles que l’Association pour la promotion de l’enseignement plurilingue en Suisse, qui se charge du lobbying en faveur de l’enseignement plurilingue auprès des autorités et du grand public, mais dont les manifestations (conférences, visites de sites plurilingues, ateliers) servent aussi de lieu de rencontre direct entre les chercheurs et les enseignants, sans intermédiaire officiel.
7Une telle activité de persuasion est particulièrement facile si les méthodes d’analyse employées sont transparentes et, dans le meilleur des cas, mises en œuvre avec la participation active ou au minimum avec l’adhésion explicite des acteurs en classe. Ce n’est pas par hasard que des approches telles que celles des méthodes quasi-ethnographiques ou l’analyse conversationnelle, sur le fondement d’une « mentalité ethnométhodologique », étaient si saillantes dans nos débats. Dans la direction esquissée ci-dessus, elles permettent en effet de créer des ponts entre les chercheurs et les praticiens en rendant mutuellement manifestes les règles et procédures du discours en classe qui sont constamment mobilisées par les acteurs — en bien et en mal ! —, mais échappent à la mémoire déclarative. D’où l’intérêt pour des corpus importants de discours en classe. On citera comme exemple les travaux des équipes de Bielefeld et de Neuchâtel sur les séquences didactiques et sur les séquences potentiellement acquisitionnelles (voir Matthey, ici même) respectivement, qui tentent de répondre à la question de savoir dans quel contexte interactif l’acquisition a lieu par des analyses minutieuses de l’interaction de populations entières d’apprenants. Il est vrai que les voix exigeant davantage de recherches centrées sur l’enseignant semblent légitimes dans la perspective d’une amélioration, dans ce jeu interactif, de la contribution des enseignants ; ces recherches doivent toutefois avoir pour cadre une analyse focalisant sur les différentes formes d’interaction entre apprenants et enseignants.
8Rappelons finalement, et cette remarque enchaine sur le paragraphe précédent, que la demande sociale est accompagnée d’une forte pression en direction d’une validation des mesures proposées (selon le schéma : « si vous faites X, cela aura un effet Y sur le groupe d’apprenants Z ») à la suite de telles analyses. Or, cette validation relève évidemment jusqu’au bout de la responsabilité des chercheurs eux-mêmes et non pas de celle des seuls praticiens ou même du système administratif.
9Il me reste à dire un mot sur le contexte dans lequel les observations et interventions ont lieu. Précisons, pour éviter dès le départ un très grand malentendu, que la didactique ne se meut pas, à mon avis, dans un cadre administratif et légal immuable, mais que ce cadre fait partie des données à analyser — et à modifier, si besoin est. Dans le domaine des langues, par exemple, on exigera que des réflexions sur une politique éducationnelle appropriée soient menées à l’intérieur de la didactique. Celle-ci doit, en d’autres termes, refuser d’accepter le déterminisme exercé par un cadre légal et administratif donné ; elle envisagera, au contraire, de modifier ce cadre. Autrement dit, nous considérons une école ou tout un système éducatif comme une organisation avec un potentiel d’apprentissage et d’innovation inhérent. Optimiser l’enseignement signifie alors souvent mobiliser ce potentiel pour une réforme du système éducatif en tant que tel. Dans cette perspective, la didactique fonctionnera comme un moteur important de ce renouvellement. Nous citerons comme exemple les tentatives récentes de rendre l’enseignement / apprentissage des langues vivantes en Europe plus transparent et plus cohérent. Depuis 1996, un Cadre européen commun de référence, élaboré par le Conseil de l’Europe, vise à rendre comparables les exigences (dans le sens de niveaux de compétences globaux, mais aussi pour chacune des aptitudes), à permettre une certification transparente (le delf / dalf (Diplôme élémentaire de langue française / Diplôme approfondi de langue française) devient comparable au Goethe-Diplom, le baccalauréat à un diplôme de langue, etc.), à autonomiser les élèves, à formuler des exigences pour la formation des enseignants, à servir de guide pour la formulation de politiques linguistiques éducationnelles, etc. Dans le cas de la Suisse et selon le Concept général de 1998 cité plus haut, cela signifie que les acteurs doivent se mettre d’accord sur des objectifs à atteindre — et non pas sur le nombre des leçons et sur les contenus à enseigner —, que des organes locaux, cantonaux et nationaux doivent négocier certaines de leurs prérogatives pour permettre d’harmoniser les objectifs à travers tout le système, que les enseignants et responsables du système doivent renoncer à garder leur savoir d’expert pour eux et rendre publique la connaissance de ce que signifie apprendre une langue, être en mesure d’accomplir certaines tâches verbales (par exemple, en décrivant de façon compréhensible les objectifs : « Peut comprendre le contenu essentiel de sujets concrets ou abstraits dans un texte complexe ; comprend une discussion spécialisée dans son domaine professionnel »), etc. Il s’ensuit une réelle démocratisation des processus d’apprentissage et d’enseignement qui échappent, pour ainsi dire, au contrôle des experts (et des didacticiens) pour circuler librement sur le marché des connaissances. Quel meilleur succès peut-on souhaiter à la didactique ?