Didactique du français et réflexion épistémologique : où en sommes-nous,
que voulons-nous ?

Par Jean-Louis DUFAYS
Publication en ligne le 17 septembre 2018

Texte intégral

Préambule

1Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où en sommes-nous ? Que voulons-nous ? Si le questionnement épistémologique fait partie du cahier des charges de toute discipline, il s’impose particulièrement à cette discipline-carrefour, soumise à des interpellations incessantes émanant tant de l’intérieur que de l’extérieur de son champ, qu’est la didactique du français. C’est dire l’importance de ces journées d’étude qui s’inscrivaient dans le mouvement amorcé en 1998 par le 7e colloque de la dflm organisé à Bruxelles.

2Le danger était grand cependant de faire de cette réflexion un colloque ordinaire, où des prises de paroles hétéroclites se juxtaposent poliment sans jamais s’articuler. Pour traiter valablement un tel sujet, il fallait se donner les moyens d’organiser une véritable problématisation collective, et ce défi, me semble-t-il, a été joliment relevé. Je voudrais donc commencer par féliciter Martine Marquilló pour le dispositif de ces journées, qui m’a semblé fort bien adapté au sujet abordé : même si cela a demandé un travail substantiel en amont, le fait d’inviter chacun à lire les communications avant de venir était la meilleure manière de mettre en place les conditions d’un débat véritable.

3Je dois souligner en outre que l’atelier que j’ai suivi ne m’a pas déçu, car il a aidé à mieux poser plusieurs problèmes importants qui touchent à la fois à l’identité, aux raisons d’être et au fonctionnement de notre discipline. Mon propos ici ne sera pas de résumer les neuf communications qui y ont été présentées puisque cela a déjà été fait de belle manière par les animateurs de séances et que chacun a l’occasion de lire ces textes dans ce volume d’Actes. Il sera plutôt de pointer (1) quelques axes forts qui me semblent se dégager des communications et des débats de l’atelier, (2) quelques éléments de réponse que l’atelier me parait avoir apportés aux questions “ existentielles ” posées par les journées d’étude, et enfin (3) quelques provocations (douces, bien entendu) que j’aimerais soumettre à la réflexion pour prolonger certains débats de l’atelier.

1. Les axes forts de l’atelier

4L’objet de l’atelier 3 était double, puisqu’il était question à la fois d’y dégager quelques “ repères dans les recherches contemporaines ” en didactique des langues et du français et de s’y interroger sur des “ tendances prospectives ” en ce qui concerne la diffusion et les destinataires des recherches dans ces domaines.

1.1 Des recherches en didactique des langues

5Les trois premières interventions (M. Candelier, M. Matthey et V. Castellotti), qui portaient sur la didactique des langues, ont surtout frappé par leurs convergences. Toutes trois en effet se voulaient prioritairement praxéologiques (pour M. Candelier, le seul savoir lié au projet evlang est un “ savoir d’expérience ”) et se sont distinguées par leur caractère fortement engagé, leur lien avec une axiomatique, des convictions, qui leur sont largement communes. En l’occurrence, tous trois ont défendu une politique d’enseignement visant au plurilinguisme à travers un processus d’apprentissage qui accorde autant d’importance aux attitudes qu’aux aptitudes et aux savoirs, qui privilégie l’interdisciplinarité et le décloisonnement des quatre “ skills ” (lire, écrire, écouter, parler) et qui tolère différents niveaux de maitrise en fonction des situations. Les trois intervenants se sont dits soucieux en outre de développer dès le primaire, parallèlement aux compétences communicationnelles, des activités métalangagières visant à débloquer les représentations qui font obstacle aux apprentissages. Le large accord sur ce point, qui a étonné certains participants, me semble confirmer les avancées des récentes journées d’étude dflm de Cartigny et de Perpignan.

6Ces options épistémologiques ne vont cependant pas sans poser certaines difficultés, qui ont été évoquées au sein de l’atelier, et qui me semblent de deux ordres.

71) Une tension existe d’abord entre le souci de partir de situations-problèmes ayant du sens pour l’enfant et l’exploitation de dispositifs plus ou moins standardisés. M. Matthey nous a expliqué que tout l’art était d’allier ces deux démarches ; mais ne s’impose-t-il pas d’analyser les conditions d’efficacité de cet “ art ” ? De même, est-il possible de privilégier à la fois le développement d’une intercompréhension de langues proches (cf. Castellotti) et l’éveil à la saisie de langues parfois très éloignées les unes des autres (cf. Candelier) ?

82) En deuxième lieu, l’importance accordée par ces recherches à des prescriptions fondées sur certaines croyances ne risque-t-elle pas de faire obstacle à l’acquisition de données objectives ? Par exemple, avant d’affirmer comme une évidence les bienfaits du plurilinguisme précoce, ne conviendrait-il pas d’étudier sans a priori ses conditions de praticabilité dans les écoles et ses effets sur l’apprentissage de la langue maternelle ? Je reviendrai plus loin sur cette question du statut à octroyer à nos croyances et à nos prescriptions.

1.2 Des recherches en didactique du français

9La deuxième séance de l’atelier avait pour fin de présenter des travaux perçus comme innovants dans les champs du fle, du fls et du flm. Je pointerai ici ce qui m’a le plus frappé dans les interventions (passionnantes à mon sens) d’É. Nonnon et de Fr. Cicurel et reviendrai plus loin sur celle de M. Miled, qui n’a pas été commentée lors de l’atelier en raison de l’absence de l’auteur.

10De la communication d’É. Nonnon, qui a présenté une recension remarquable des questions épistémologiques relatives à l’oral, je retiens d’abord l’idée qu’il importe de poser ces questions à différents niveaux, ceux de la discipline scolaire, de la discipline de formation et de la discipline académique “ de recherche ” (j’y reviendrai). Je retiens également l’intérêt de choisir des unités d’analyse qui soient à la fois suffisamment limitées et suffisamment complexes pour permettre l’étude des interactions entre les différents processus (identitaires, cognitifs, énonciatifs...) en jeu dans l’oral. J. Dolz a souligné que les genres formels stabilisés correspondaient bien à de telles unités.

11Fr. Cicurel a insisté, quant à elle, sur la nécessité de distinguer clairement les niveaux de la description et de la prescription et a plaidé, à l’instar d’É. Nonnon, pour l’élaboration de critères de hiérarchisation des performances en fonction des contextes et des types d’interaction en jeu. En particulier, elle a proposé de substituer aux jugements prescriptifs l’analyse des conditions de réussite, voire de félicité d’une interaction didactique (elle nous a rappelé au passage que, selon Goffmann, la condition principale de réussite d’une interaction est l’absence de folie !), en soulignant la nécessité d’intégrer dans cette analyse la logique des différents acteurs.

12Cela dit, les débats ont soulevé trois questions cruciales, qui sont autant épistémologiques que praxéologiques : Comment opérationnaliser des savoirs sur l’oral en formation ? Ensuite, quelle entrée convient-il de privilégier en formation à l’oral : l’oral comme outil, l’oral comme objet ou les deux ? Enfin, quels “ besoins ” le chercheur se doit-il d’étudier en priorité : ceux de la “ demande sociale ”, ceux qui émanent de l’institution ou bien les lacunes qu’il perçoit lui-même ?

1.3 Diffusion et destinataires des recherches

13Les trois dernières interventions, qui portaient sur la diffusion et les destinataires des recherches en didactique du français, ont souligné, quant à elles, les difficultés que doivent affronter aujourd’hui les chercheurs : fossé entre leurs soucis et ceux des enseignants (O. Dezutter), concurrence entre les discours des formateurs et ceux qui émanent du terrain (J.-P. Simon), tension enfin entre les exigences de scientificité que doit se fixer toute recherche et les nécessités de la diffusion (C. Tauveron a évoqué à ce propos le cas de la revue Repères).

14Le débat qui a suivi a soulevé deux questions qui me semblent essentielles pour notre discipline.

15En premier lieu, qu’en est-il de la formation à la recherche en didactique ? S’agit-il d’y former les étudiants dans leur ensemble ou des étudiants, ceux qui manifestent des aptitudes et/ou du gout pour la recherche ? Suffit-il en outre de former les futurs enseignants à une dynamique de recherche (une curiosité, une préoccupation, un intérêt pour certaines lectures savantes, un sens de la réflexion épistémologique) ou bien s’agit-il d’en faire de “ vrais ” chercheurs ?

16En second lieu et corollairement, devons-nous tous chercher à être “ utiles ” ? Deux idéaux ont été mis en tension : celui, préconisé notamment par O. Dezutter, de l’“ honnête homme ” généraliste et celui, prôné notamment par J. Dolz, de ce qu’on pourrait appeler l’“ honnête chercheur ” spécialiste. Y a-t-il place pour ces deux profils dans le monde de la recherche en didactique ? Si c’est le cas, comment les articuler ? Voilà à nouveau une question sur laquelle je reviendrai dans un instant.

2. Deux questions clés posées par les journées d’étude

17Je voudrais dire un mot à présent des réflexions que cet atelier m’a inspirées en réponse à deux questions fondamentales qui ont servi d’axes à ces journées.

2.1 Qu’appelons-nous l’“ épistémologie ” de la didactique du français ?

18Ma première réflexion concerne le sens que le terme d’épistémologie prend dans notre discipline. N’est-ce pas là un mot à la mode, un terme passe-partout servant à désigner tout ce qui relève du “ méta ”, du savoir ou de la réflexion “ sur ” ?

19L’épistémologie, comme vient de le rappeler Cl. Germain, concerne l’interrogation sur les présupposés, les fondements d’une science ou d’un savoir, et elle consiste en particulier à expliciter des valeurs sous-jacentes. Mais la didactique du français n’est pas simplement “ une ” science dont on pourrait analyser “ les ” présupposés et les valeurs. Elle intègre plusieurs niveaux de réalité, plus ou moins emboités les uns dans les autres, qui tous peuvent et doivent faire l’objet d’un questionnement épistémologique. En m’inspirant du cadrage proposé par E. Nonnon (que j’adapte ici librement), je distinguerai six niveaux : (1) le niveau de la discipline académique ou des savoirs savants, où l’on se demandera par exemple quels sont les fondements et les valeurs sous-jacentes de la grammaire de l’oral ou du schéma actantiel, (2) le niveau de la recherche didactique1, où l’on s’interrogera par exemple sur les valeurs sous-jacentes à l’étude des interactions didactiques ou à l’approche fondée sur les compétences, (3) le niveau de la formation, où l’on étudiera les valeurs sous-jacentes aux dispositifs et aux discours mis en place dans les iufm ou les lieux équivalents, (4) le niveau de l’enseignement-apprentissage, où l’on s’interrogera sur les valeurs que l’enseignant et les élèves confèrent aux savoirs et aux démarches enseignés, (5) le niveau des choix institutionnels, où l’on analysera les présupposés de telles instructions officielles, tel manuel, telle réforme et (6) le niveau de la “ demande sociale ”, où l’on s’interrogera par exemple sur les fondements des représentations dont l’apprentissage de l’oral fait l’objet dans la société d’aujourd’hui.

20Cette distinction, que R. Galisson qualifierait sans doute de typiquement “ didactologique ”, me parait un préalable à tout questionnement épistémologique, car elle seule permet de situer les problèmes à leur juste niveau et d’analyser les tensions et les contradictions internes à la discipline (par exemple entre les valeurs implicites des Instructions officielles et celles des enseignants) tout en gardant une conscience claire du contexte global où elles prennent sens.

21Au-delà de cette distinction des niveaux d’analyse, il me semble que l’épistémologie de l’enseignement du français comporte au moins trois grandes tâches : l’étude historique de la discipline et de la constitution de ses composantes, l’analyse des valeurs sous-jacentes à ces composantes et aux différentes orientations ou tendances de l’enseignement du français2et l’analyse critique des concepts et des savoirs issus des disciplines contributoires3. Et je suis assez enclin à penser qu’une exploration plus systématique de ces trois voies constituerait pour notre discipline une condition d’accès à l’âge adulte.

2.2 Quelle articulation entre flm, flp, fls, fle ?

22Une deuxième question fondamentale posée par ces journées est celle de la relation entre les différentes disciplines “ sœurs ” du français : le français langue maternelle (flm), le français langue première (fl1, dont parle M. Matthey), le français langue seconde (fls) et le français langue étrangère (fle) participent-ils d’une seule et même discipline ou bien faut-il continuer à les traiter séparément ? L’existence même de ces journées, qui ont articulé des problématiques de différents champs constituent en soi des propositions, mais, au sein de l’atelier 3, les seuls éléments de réponse ont été donnés par M. Miled, qui a montré à partir de quels points flm et fls divergeaient et a proposé deux critères pour définir la spécificité du français langue seconde : l’un d’ordre sociolinguistique, l’autre lié à la validation des méthodes d’enseignement.

23M. Matthey a rappelé quant à elle les situations de plus en plus nombreuses où le français n’est pas la langue d’origine (“ maternelle ”) de ceux qui sont scolarisés dans cette langue, ce qui l’a amenée à relayer la suggestion faite naguère par Cl. Simard4 de remplacer le terme devenu fallacieux de“ langue maternelle ” par celui de “ langue première ”. C’est là une proposition dont j’aimerais pour ma part que l’association dflm se saisisse rapidement : l’heure ne serait-elle pas venue de changer de sigle et de s’appeler par exemple “ dfl1 ” ou, mieux, “ dflm1 ”, didactique du français langue maternelle et première (car, jusqu’à nouvel ordre, le rapport à la langue maternelle continue de caractériser de nombreux contextes d’enseignement / apprentissage et de comporter des enjeux spécifiques) ?

24Mais la reconnaissance d’un “ fl1 ” différent du flm permet surtout d’affiner la description des relations entre les différents contextes du français en les concevant au sein d’un continuum où le flm et le fle constituent les deux pôles extrêmes et le fl1 et le fls les deux positions intermédiaires. Pour en finir avec le flou et les malentendus qui existent trop souvent autour de ces notions, je trouverais hautement souhaitable que cette “ modélisation ” élémentaire soit tenue pour un des acquis de ces journées et figure désormais en introduction de tous nos cours de didactique de français.

3. Quelques provocations pour (ne pas) finir

25J’aimerais poursuivre sur quatre provocations — ou, si vous préférez quatre appels — qui à la fois participent de mes hantises personnelles et relaient certains soucis formulés de manière répétée au cours de l’atelier 3 au sujet des fondements de notre discipline.

3.1 Susciter plus de débats et impliquer davantage les jeunes

26En premier lieu, il me semble que la vitalité d’une discipline se mesure en grande partie au nombre de débats qui sont animés en son sein. Or, d’une manière générale, et si l’on excepte justement les journées que nous venons de vivre, peu de débats contradictoires ont lieu entre didacticiens du français. Cela vaudrait peut-être la peine de se demander pourquoi.

27À mon sens, la cause en est d’abord que nous sommes un peu trop goffmaniens : je veux dire par là que nous tenons beaucoup à nos “ faces ” ainsi qu’à la préservation de celle de nos collègues, même lorsque nous sommes en désaccord avec eux. Qui plus est, notre rapport privilégié à la langue fait de nous des êtres très policés, très courtois. Le résultat est que les oppositions dans notre champ sont généralement feutrées, peu claires, quand elles ne sont pas carrément gommées.

28Une autre cause de la rareté des débats dans notre champ est que le pouvoir, en tout cas celui de s’exprimer publiquement et d’influer sur les débats, y est fortement concentré dans les mains d’une poignée d’individus qui ont “ fait ” la discipline depuis vingt ans, qui se sont beaucoup battus pour conquérir leur légitimité et qui la méritent assurément, mais qui, du coup, ne permettent guère aux novices de prendre leur place. Sur ce point, les présentes journées ne font pas vraiment exception à la règle.

29Bien sûr, je n’ai pas la sottise de penser qu’il suffit d’être “ jeune ” pour avoir des choses à dire. Je voudrais seulement, en plein accord avec des requêtes exprimées lors de l’atelier par M. Wirthner et
M.-Fr. Chanfrault, que l’on organise davantage de vrais débats au sein de l’association et qu’on y donne davantage la parole aux jeunes chercheurs. Que deviendrait une discipline qui négligerait d’affronter la contradiction et de renouveler ses cadres ?

3.2 Aborder davantage l’enseignement du français dans sa globalité

30En second lieu, plusieurs interventions que j’ai entendues durant ces journées – on ne m’en voudra pas ici de ne pas citer de noms — m’ont conforté dans l’impression que nous tendons à considérer la didactique du français davantage comme une confédération de cantons largement autonomes où l’on se contente de gérer en commun un nombre limité de problèmes institutionnels – publication de revues, organisation de journées d’étude et de colloques –, que comme une fédération de recherches qui participent d’un même champ de savoirs et de finalités.

31Pour illustrer cela, il suffit d’évoquer le sort qui est réservé aujourd’hui à la didactique de la littérature : alors que celle-ci demeure de loin le “ noyau dur ” des pratiques enseignantes au collège et au lycée, rares sont les didacticiens, en dehors des quelques spécialistes du domaine, qui l’intègrent dans leurs préoccupations et s’efforcent d’en parler en connaissance de cause. J’avoue être souvent sidéré par l’ignorance de certains collègues en cette matière : tout se passe comme si la littérature autorisait plus que les autres domaines du savoir les jugements à l’emporte-pièce appuyés sur une référence unique (les vulgarisations simplistes des travaux de Bourdieu par exemple), qui font bon marché de ses divers usages dans les pratiques de classe. Mais ce qui est vrai de la littérature l’est de tous les autres “ sous-champs ” de l’enseignement-apprentissage du français. Combien de recherches se soucient de penser l’oral, l’écriture, la langue non pas comme des planètes autonomes mais comme des éléments d’un réseau qui interagissent les uns sur les autres ?

32D’où ma deuxième requête : que dans les publications collectives comme dans l’organisation de colloques et de journées d’étude, on s’attache à favoriser davantage l’articulation, à la fois synchronique et diachronique, des différentes composantes du “ français ”. Pour dire les choses lapidairement, lisons-nous un peu plus les uns les autres et obligeons-nous à concevoir davantage l’enseignement du français pour ce qu’il est réellement, à savoir un système de pratiques hétérogènes interconnectées.

3.3 Communiquer et travailler davantage avec les enseignants “ du terrain ”

33Le troisième problème, qui n’est pas neuf, mais constitue pour moi une source de préoccupation continuelle, a trouvé récemment une illustration médiatique fracassante dans le film de Bertrand Tavernier, Ça commence aujourd’hui : on y voit un instituteur sympathique et courageux, qui, confronté à des situations sociales et psychologiques dramatiques, pratique une pédagogie ludique et impressionniste, “ à la Pennac ”, mais se fait rabrouer par un inspecteur qui se targue d’un regard d’expert en se référant à certains travaux avancés sur l’enseignement de la lecture (ceux de Jocelyne Giasson, en particulier). Choc frontal entre les vérités de la didactique (d’une certaine didactique) et celles “ du terrain5 ”.

34Bien sûr, nous sommes ici en plein manichéisme. Je sais bien que les attaques de ce genre contre la didactique sont souvent très injustes et que ni “ le ” terrain, ni “ les ” enseignants, ni “ les ” besoins et “ les ” pratiques de ceux-ci ne constituent des ensembles homogènes. Mais je pense tout de même qu’il existe un gros et double problème :

35d’absence de communication entre les deux sphères : comme l’ont souligné chacun à leur manière pendant ces journées O. Dezutter, J.-P. Simon et C. Tauveron, beaucoup de recherches universitaires se font entre spécialistes et ne sont communiquées qu’à des initiés (ou lues par eux), ce qui limite terriblement leur impact et, partant, leur utilité6 ;

36de différence de logique entre les deux sphères : les conditions de validité de la science “ dure ” (cohérence, hiérarchisation, non-contradiction, vérifiabilité, etc.) ne sont pas celles de l’acte d’enseignement, qui repose sur l’économie, l’efficacité, la simplicité, le pragmatisme, l’accessibilité, la conformité au sens commun. La nature impure et composite de l’enseignement lui interdit de se donner des objets, des démarches et un métalangage aussi standardisés et “ validés ” que ceux que produisent la linguistique, la théorie littéraire… ou la recherche en didactique.

37Ma troisième requête ne sera pas pour autant de demander aux chercheurs de renoncer à leurs exigences : elle sera seulement de les inviter à se salir davantage les mains, à oser proposer des modèles impurs, à s’impliquer avec des enseignants du terrain dans des activités qui concernent l’aval de leurs recherches : conception d’outils (manuels), de dispositifs de formation et d’enseignement, participation aux décisions institutionnelles... Je ne peux que souscrire à ce propos aux propositions stimulantes qu’a développées ici Jean-Pascal Simon.

3.4 Distinguer plus clairement description et prescription

38Ma dernière provocation, qui s’inscrit dans la continuité de la précédente, concerne l’opposition entre deux conceptions fondamentales de la recherche didactique.

39D’un côté, il y a l’option qui vise à décrire et à penser les phénomènes en se dégageant de la commande sociale. Cette posture contribue sans conteste à complexifier le discours, à en accroitre la rigueur scientifique, mais elle peut aussi conduire au sentiment d’une certaine inutilité. De l’autre côté, il y a l’option qui consiste à fonder les recherches sur une position prescriptive, engagée (en l’occurrence, la lutte contre la sélection scolaire dont sont victimes les élèves les plus faibles). L’effet de cette posture est, à l’inverse, de donner aux recherches des finalités claires, mais aussi, dès lors, parfois, de les rigidifier et de les résorber dans des démarches pragmatiques visant à l’utilité immédiate.

40Je crois avec Halté7 que la didactique (celle du français comme les autres) se trouve par vocation au carrefour des deux options : parce qu’elle se veut scientifique, elle se doit de faire passer la description avant la prescription, mais parce que l’enseignement dans les sociétés démocratiques a pour fonction de développer des savoirs et des compétences chez le plus grand nombre, elle ne peut s’abstenir de hiérarchiser les valeurs et de promouvoir les démarches qui lui paraissent les plus adéquates.

41Cette articulation dialectique entre l’option descriptive et l’option prescriptive est le contraire du mélange flou. Articuler ces deux options signifie que l’on ait la clarté d’assumer le caractère idéologique de ses prises de position, qu’on ne soit pas dupe de leur pseudo-évidence et que l’on sépare l’analyse “ objective ” des contenus, des modalités et des effets de l’enseignement et l’analyse judicative qu’on peut en faire en se plaçant de tel ou tel point de vue.

42Cette séparation claire des deux perspectives ne me semble malheureusement pas assez souvent à l’œuvre dans notre champ. Par exemple, pour beaucoup, la transmission de savoirs serait un domaine piégé, parce que solidaire des valeurs des “ héritiers ”. Plusieurs didacticiens semblent ainsi se faire un point d’honneur à minorer le rôle des savoirs ou à n’en parler qu’avec réticence, du bout des lèvres, comme s’il s’agissait d’une concession douloureuse à une notion dépassée, investie de nostalgies d’un autre âge et de valeurs suspectes.

43Ces jugements a priori tiennent au manichéisme qui, me semble-t-il, colle à la didactique du français depuis sa fondation en raison du contexte historique et institutionnel dont elle est issue. Selon une représentation largement répandue, notre champ se trouverait clivé entre, d’un côté, une conception de l’enseignement “ traditionnelle ”, suspecte de connivence avec les valeurs de droite, qui privilégierait des notions mal problématisées et aux finalités douteuses, comme l’histoire littéraire, la dissertation, l’orthographe, etc., et, d’un autre côté, une conception “ moderne ”, résolument progressiste, qui valoriserait les concepts forgés depuis trente ans par les sciences du langage, la théorie littéraire et les sciences de l’éducation.

44Et bien entendu, dans cette opposition, la didactique se trouverait forcément dans le second camp, celui des “ bons ”. Tout se passe comme si son rôle était de développer une conception constamment nouvelle de la langue et de la littérature par rapport aux représentations du sens commun. Le récent livre d’Antoine Compagnon Le démon de la théorie8, qui ne parle pas de didactique mais devrait être lu d’urgence par tous ceux qui entendent enseigner la lecture, l’écriture et la littérature, propose une attitude qui me parait à la fois plus réaliste et plus efficace : il montre que, s’il est fondamental de corriger les prismes déformants du sens commun, de lutter contre les stéréotypes qui nuisent aux objectifs qui nous occupent, il est tout aussi essentiel de reconnaitre la radicalité excessive d’un certain nombre de modèles théoriques et la légitimité relative d’un certain nombre de ces représentations communes et de ces “ protonotions ” qui nous agacent.

45Mon dernier appel sera donc de nous inviter tous à un peu plus de lucidité et de modestie à l’égard de nos propres doxas. Et je conclurai avec Francine Cicurel que la meilleure manière pour le chercheur de traiter le prescriptif serait peut-être, avant de se placer sous l’autorité d’une bannière, d’essayer de décrire le rôle que les acteurs lui attribuent en tant que condition de réussite d’une interaction didactique. Tâcher, en somme, de comprendre les valeurs de l’autre et l’efficacité de son discours avant de lui appliquer les nôtres : telle pourrait bien être la condition non seulement d’une plus grande félicité dans nos relations avec nos élèves et nos collègues, mais aussi d’une plus grande rigueur et d’une meilleure santé épistémologique de notre discipline.

Notes

1  Ce niveau a été approfondi au cours de l’atelier par J. Dolz qui a finement recensé ces questions qui incombent à l’épistémologie de la recherche didactique.

2  Cf. par exemple mon article dans La Lettre de la DFLM 25, « Des épistémologies à croiser : le cas de la lecture littéraire » (1999).

3  J’ajoute que, dans mon Université, ces questions font l’objet depuis cinq ans d’un cours de formation initiale intitulé « Épistémologie de l’enseignement du français » que je donne en collaboration avec mon collègue Luc Collès.

4  Dans Éléments de didactique du français langue première, De Boeck, 1997.

5  La même confrontation, qui prend tout doucement l’allure de topos médiatique, se retrouve de façon encore plus explicite dans le récent roman de Philippe Delerm, Le portique (Paris, éd. du Rocher, 1999, p. 153-165).

6  Cf. ce qu’ont écrit là-dessus O. Buchelon (« Au carrefour des métiers d ‘enseignant, de formateur, de chercheur», in Chiss, J.-L., David, J., Reuter, Y., 1995 (dir.), Didaclique dufrançais. L’état d’une discipline, Paris, Nathan, 1995, p. 221-241) et Ph. Perrenoud (La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, L’Harmallan, 1994, p. 161).

7  J.-Fr. Halté, La didactique du français, Paris, P.U.P., 1992 (Que sais-je ?).

8  A. Compagnon, Le démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Seuil, 1999.

Pour citer ce document

Par Jean-Louis DUFAYS, «Didactique du français et réflexion épistémologique : où en sommes-nous,
que voulons-nous ?», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue papier (Archives 1993-2001), Questions d'épistémologie en didactique du français, SYNTHÈSE DES GRANDS TÉMOINS, mis à jour le : 17/09/2018, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=668.

Quelques mots à propos de :  Jean-Louis DUFAYS

Après avoir enseigné pendant quatorze ans le français dans le secondaire, Jean-Louis Dufays est depuis 1996 professeur à l’université catholique de Louvain, où il anime l’équipe du cedill. Ses recherches actuelles portent sur les pratiques de classe relatives à la lecture littéraire et sur l’évaluation des compétences en français des élèves du secondaire. Il a notamment publié : Stéréotype et lecture. Essais sur la réception littéraire (Mardaga, 1994). Pour une lecture littéraire (2 volumes, ave ...